Indigo, une planète toute teintée de bleu


On savait depuis nos lectures de l’historien Michel Pastoureau que les couleurs sont « produites » par les sociétés et non pas par des artistes ou des savants, aussi géniaux soient-ils. La styliste Catherine Legrand qu’on a connue aux côtés d’Ariane Mnouchkine au Théâtre du soleil a passé une grande partie de sa vie à voyager pour collectionner les tissus, costumes, parures et photos qu’elle a rassemblés dans Indigo, un superbe livre-carnet de voyages. Elle y a rencontré les producteurs de cette teinture et les a mis en situation d’expliquer leurs passions et leur combat pour survivre.

Pastoureau pense que les couleurs servent à classer et opposer des objets, des personnes et des fonctions. Il souligne le goût pour la couleur rouge, entre l’Antiquité et le Moyen-Age, notamment l’Allemagne qui met en scène le fameux petit Chaperon rouge pendant l’an mil, le bleu étant peu visible. Tout change au XIe siècle lorsque le bleu devient la couleur du manteau de la Vierge. Des vitraux des cathédrales aux armoiries des Capet qui fixent les fleurs de lys sur fond azur, le bleu promu royal s’impose face au rouge impérial et papal. Il devient ensuite une couleur « morale », « honnête » contre le noir de la Réforme et le blanc qui, tous deux, quittent l’univers des couleurs, ce que confirmera Newton scientifiquement avec l’expérience du prisme en 1666. Mais tout n’est pas perdu : le bleu est porté en triomphe à partir du XVIIIe siècle, les technologies se diversifient avec une forme de géographie : le pastel en Europe et l’indigo dans les pays tropicaux.

Catherine Legrand a fait l’inventaire des centaines d’espèces de plantes à bleu. « Qui a eu cette intuition géniale que derrière telle feuille verte se cachent les bleus les plus mystérieux et les plus profonds ? Comment un teinturier chinois, un tisserand mexicain, une teinturière malienne que des milliers de kilomètres séparent, ont-ils découvert chacun une formule pour extraire le pigment de leur plante locale et réussi à fixer cette couleur sur une fibre textile ? » L’énigme demeure. Mais on sait aujourd’hui comment les colons européens ont développé les indigoteries dans les pays tropicaux, quels processus chimiques et moléculaires donnent ces pigments qui vont être séchés ou conservés en boues.

Le bleu a-t-il voyagé ?

Une géohistoire du pastel européen est-elle possible ? Tant de déclinaisons locales ont déterminé des microcosmes colorés dans tel village de la Hongrie ou de l’Autriche, à Nîmes où une futaine, autrement dit une petite étoffe populaire fait la réputation des filatures, devient un blue jean, une de ces toiles qui fera la fortune du Bavarois Levi Strauss émigré à San Francisco. Au Japon, la vague bleue vient de Chine et elle est indigo. Elle envahit le pays grâce au coton introduit par les Portugais et elle fera le succès du kimono, « quelque chose que l’on porte »

En Chine, dans les montagnes du Guizhou, depuis deux mille ans, la même étoffe bleue habille les paysans. L’indigo règne en maître. Chaque histoire s’écrit et se brode par l’indigo imprimé sur les vestes, les jupes, les pantalons, les tuniques, les tabliers, les jambières, les vêtements d’enfant, les coiffes, les bonnets, les chaussures, les sacs. Mais à chaque groupe son style, ses motifs, ses entrelacs, un indigo cuivré, violacé, tissé, plissé, brodé et métamorphosé dans les mains des femmes miao, buyi, dong ou gejia. Dans l’aire sinisée de l’Asie, que ce soit au Laos ou au Vietnam, les « montagnes bleues » ne connaissent pas les frontières. Chaque vallée a sa plante tinctoriale, chez les Hmong, ce peut être un cannabis dont les tiges virent au bleu. En Inde, le bleu a été la couleur du deuil et il est, souvent, très codifié. Il est connu en Europe par ces cotonnades imprimées ou peintes qu’on appelait les « indiennes » servant de décors intérieurs ou pour les robes de la noblesse européenne. L’indigo a été honni par certains producteurs à l’origine de la Blue Mutiny au Bengale vers 1859, une rébellion soutenue par les intellectuels et les missionnaires contre les situations esclavagistes du système. Au Rajasthan, les habitants de Jodhpur badigeonnent encore leurs maisons de bleu pour se distinguer de Jaipur peinte en rose.

De l’Asie centrale à l’Afrique, les témoignages montrent que sur ces routes caravanières, le bleu indigo s’est imposé venant d’Orient avant de rencontrer le pastel… Les élevages ovins et séricicoles ont varié les supports du bleu à l’infini. En Egypte, les coptes aiment les tapisseries bleutées aussi bien par l’indigo que le pastel. En Afrique, à peine laissées derrière soi les portes du désert saharien, les chèches des Touaregs signalent un autre monde, avec des vêtements peu cousus comme les pagnes, les camisoles et les boubous. Chez les Yoruba, les Haoussas ou au pied du Fouta Djalon guinéen, c’est la même inventivité devant les ressources inépuisables des patchworks ou des « pleines lunes » lumineuses achetées à Mopti.

Enfin, en Amérique centrale, les connaissances aztèques n’ont pas été perdues mais les plantes tinctoriales serviront surtout, après l’arrivée des colons, à l’exportation. Les ateliers artisanaux de teinturerie indigo sont rares, les haciendas prenant le relais au Salvador, au Guatemala et dans les villages mexicains.

Le bleu politique

Ainsi, lorsque les couleurs voyagent, elles s’imprègnent de symboles. On le sait depuis Goethe qui plaidait pour un regard anthropologique sur les couleurs : « Une couleur que personne ne regarde n’existe pas ». La « fleur bleue » de Novalis s’habille de mélancolie et d’un rêve qui baigne depuis cent cinquante ans le « blues » anglo-américain. En politique, la charge symbolique est encore plus forte : le bleu passe des armoiries aux drapeaux, via la cocarde. De la couleur des rois ou des émigrés vers l’Amérique, le bleu se mondialise en couleur de paix sur les drapeaux de l’ONU, de l’Europe, il se fond avec le noir pour advenir en bleu marine sur les uniformes des marins, des gendarmes et des pompiers. Couleur « neutre » aujourd’hui, le bleu ? Froide comme la mer autrefois verte devenue bleue, constate la chercheuse Annie Geoffroy.

Le bleu est aujourd’hui un de nos horizons chromatiques confirmé par les missions Apollo qui ont rapporté des images d’une Terre bleue. Le roman du  bleu ne s’achève jamais.

 

Indigo. Périple bleu d’une créatrice textile, Catherine Legrand, Editions de La Martinière, 2012
Avec une très belle carte de Dominique Cardon (CNRS) sur le tour du monde des plantes à bleu.
Copieuses bibiographie et muséographie.
Une liste des « ateliers bleus »

 

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