Bugarach, premier scoop apocalyptique de l’ère Internet


Pour ceux qui n’auraient pas suivi le barnum de la « fin du monde » : un village de 200 âmes dans les Corbières (Aude) découvre que des geeks l’ont mis en relation avec une soi-disant prophétie maya de l’apocalypse. Bugarach aurait été le seul lieu à survivre à cette fin annoncée le 21 décembre 2012. En réalité, le Titicaca en Bolivie et Sirince, village turc, étaient  aussi d’autres sites épargnés. D’une brève de comptoir dans L’Indépendant, le canard local audois, on est passé au canular planétaire. « Le vrai devient un moment du faux » pour paraphraser Debord.

Montée des sectes, immolations, bunkers pour les survivalistes, tout s’enflamme à Bugarach qui devient le premier scoop apocalyptique de l’ère Internet. Grâce aux tweeters, blogueurs, facebookers, le village audois devient un lieu de science-fiction. « L’abstrait s’est transmué en antimatière, donnant naissance à un trou noir » écrit Nicolas d’Estienne d’Orves (Le village de la fin du monde, rendez-vous à Bugarach, Grasset). Un trou noir ? Plus de deux cent-cinquante journalistes accrédités, venus du monde entier questionnent les illuminés : « Le 21 décembre, il s’agira d’une révélation, d’une alchimie intérieure descendant dans chacun de nos corps (…). L’équivalent de dix mille orgasmes d’un coup » entend-on sur les radios.

 L’idée du 21 décembre 2012 a germé en 1987 chez José Argüelles, historien mexicain qui agrège des théories millénaristes, une collision planétaire, la fin d’un calendrier maya et la renaissance new age. L’ouvrage de Steve Alten, La prophétie maya, se vend à des millions d’exemplaires et le film 2012 de Roland Emmerich diffuse les pseudo-théories mayas sur cette fin d’un cycle de 5 125 ans (fort bien décrit dans Les Trois codex mayas, d’E. Taladoire, professeur à Paris-1). Mais il faut attendre le cinéma pour que tous les humains communient avec Bruce Willis dans l’attente de l’Armageddon.

La fin de la Terre (qui peut survivre à l’humanité) n’est pas encore pour demain. Survivant à d’énormes catastrophes comme l’assaut de pluies de météorites géantes depuis sa naissance il y a 4,5 milliards d’années, notre planète est capable de résilience : la Lune ne serait-elle pas née d’une collision entre une autre planète et la Terre, ce qui en a stabilisé la rotation et permis de développer… la vie. Notre planète disparaîtra sans doute dans 5 à 7 milliards d’années, engloutie par un Soleil qui aura consommé toutes ses réserves d’hydrogène. Mais la vie aura disparu avant. Dans 500 millions d’années, les plantes ne pouvant plus assurer la photosynthèse et les animaux seront sans doute asphyxiés.

D’ici là, nous pouvons dormir sur nos deux oreilles et Bugarach retrouver son calme.

 

Pour en savoir plus :
Une chronologie animée des apocalypses auxquelles on a échappés.

22 décembre 2012 : L’apocalypse a fait pschitt ! Tout le monde est déçu, le maire de Bugarach s’est étonné de voir si peu de monde rallier le village. A mettre au chapitre du passé.

Un extrait d’article de Bruno Frappat (La Croix, « L’humeur des jours », 21 décembre 2012)

Cela fait tout de même bizarre d’écrire avant la « fin du monde », en sachant que l’on sera lu après. Si tout se passe bien, évidemment. C’est-à-dire si les illuminés, les benêts et les escrocs qui manipulent la crédulité humaine en sont pour leurs frais. Si la foule évacue en bon ordre, malgré son dépit, Bugarach, village de l’Aude qui en a par-dessus la tête de la sottise et de la notoriété.

Parfois, pourquoi le cacher ?, on aurait non des peurs mais des envies de « fin du monde ». De dire : « chiche ! »  à ceux qui la redoutent, à ceux qui l’annoncent, à ceux qui la promeuvent comme un produit à la mode. De toute façon il est clair qu’elle se produira un jour, sans doute dans quelques milliards d’années, quand le soleil se lassera de nous éclairer et de nous chauffer gratis et que l’espèce humaine, ses pompes et ses œuvres, parachèvera dans l’éther glacial sa prétentieuse domination sur la Terre.

Pourquoi « chiche » ? Parce que certains matins le monde nous donne le sentiment d’être un brouillon raté de ce qu’il aurait pu être. Parce que l’accumulation de la misère, l’incongruité des inégalités, la malfaisance des puissants, l’obscénité des richesses, la plantureuse bêtise des idées convenues, les innombrables tours de la violence, le poids des haines, l’ampleur des égoïsmes, parce que tout cela nous fait regretter que le monde soit comme il est et perdure sous sa forme actuelle. Parce que ces matins-là, on a envie de se boucher les yeux face à la désespérance et de se pincer le nez face à la pestilence. Parce qu’il est un peu moche, ce monde qui n’en finit pas.

Prenons cependant le problème par un autre bout. Plutôt qu’un souhait irréalisable à ce stade (et dont la réalisation ne dépend pas de nous), renonçons provisoirement à toute idée de « fin du monde » et bornons-nous à aspirer à une « fin de monde ». Le rêve n’est pas inatteignable. Il est licite. Beaucoup dépend de chacun de nous. Chacun peut, dans le petit canton de l’univers qu’il occupe provisoirement (car tous nous mourrons avant la fin du ou d’un monde…) peut œuvrer à changer la face de la terre. Établir autour de lui l’innocence des premiers matins du monde. Se laisser gagner par la bienveillance. Batailler contre la guerre et la violence. Témoigner dans sa propre existence des qualités qu’il demande ordinairement aux autres.

Chacun peut modifier pour son propre compte la hiérarchie des valeurs. Bannir la libido dominandi  de ses aspirations. Faire le pied de nez aux importants, aux parasites, aux godelureaux de l’opulence et du gaspillage. Lutter contre toutes les formes de dictature : politique, culturelle, économique, médiatique. Résister pied à pied contre les illusions et le toc des modes, des technologies inutiles. Refuser les facilités de la marchandisation de tout. Placer ses espérances loin de son compte en banque. Bref, changer le monde. Si chacun s’y emploie, de place en place c’est la face de la terre qui en sera bouleversée.

Faute de quoi, si par lassitude, pessimisme, fatalisme, nous laissons perdurer les malfaiteurs qui prétendent gouverner nos vies, nos esprits et nos cœurs, rien ne changera. Les dictateurs continueront leur sale besogne. Les superficiels donneront le la . Les méchants persévéreront dans leur prééminence et Satan continuera de mener le bal, comme il a l’air de vouloir le faire depuis l’aube des temps. Alors, fin du monde, non. Ce n’est pas à notre portée. Mais fin d’un monde, oui, nous en sommes capables.

 

Et le bel article de Favilla, un autre point de vue dans Les Echos

La farce de Bugarach

A défaut de fin du monde, la journée du 21 décembre nous aura fourni un épisode cocasse qui mériterait de faire date dans l’histoire des médias. On nous promettait un réjouissant spectacle : Bugarach étant le seul lieu de la planète que devait épargner la catastrophe prédite par le calendrier maya, des foules allaient affluer pour un grand Woodstock d’illuminés, de fidèles de sectes de tout poil et de simples badauds. Un « sujet » en or pour les chaînes de télévision, la radio et la presse écrite, qui avaient dépêché sur place envoyés spéciaux, photographes et équipes de tournage. Hélas ! A Bugarach – 196 âmes par temps calme, selon Wikipédia – les visiteurs les plus nombreux, ce 21 décembre, étaient les journalistes. Hôtes sympathiques, mais que leur acharnement à débusquer le détail insolite ou pittoresque rendait un peu encombrants, et que les habitants de ce paisible village de la haute vallée de l’Aude avaient surtout hâte de voir partir…

Il est arrivé que les médias jouent avec la crédulité du public. En 1938, Orson Welles avait déclenché une panique en annonçant sur la chaîne de radio américaine CBS une attaque de Martiens. Plus récemment, les auteurs d’un documentaire très convaincant voulaient nous démontrer que le débarquement des astronautes américains sur la Lune, en juillet 1969, n’avait été qu’une vaste mise en scène. Cette fois, la presse est prise à son propre piège : si elle n’a, bien sûr, pas voulu faire croire au mythe de Bugarach, elle a largement surestimé le nombre des individus prêts à y ajouter foi.

Voilà une manifestation de la « société du spectacle » qui aurait sans doute inspiré Guy Debord, auteur d’un fameux livre qui portait ce titre. Créer l’événement par le simple fait de l’annoncer et d’en faire à l’avance la promotion est une pratique assez courante des médias. Mais à Bugarach, l’événement n’était pas au rendez-vous. Qu’à cela ne tienne : la sphère médiatique n’est jamais perdante et le non-événement devient un événement. Nos chaînes de télévision nous ont ainsi montré, non sans quelque autodérision, des équipes de chaînes hongroises toutes dépitées de s’être déplacées pour rien. Des caméras filmant des caméras, le spectacle dans le spectacle : ce qu’on appelle, en littérature ou en peinture, une « mise en abyme ».

 

 

 


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