Superstition de la croissance, sacralisation de la dette


Superstition de la croissance, sacralisation de la dette. Voilà les deux piliers des analyses économiques dominantes actuelles. La croyance totalement irrationnelle en une croissance indéfinie a évacué la vision cyclique de l’économie. Et la dette est devenue une sorte d’absolu intangible, une chose aussi réelle que le soleil ou une montagne. Rembourser ses dettes est devenu un impératif moral. Mais comment a-t-on pu en arriver là?

Les défenseurs du tout économique oublient que l’économie est l’une des expressions de la vie sociale, mais ni plus, ni moins. Sa transformation en une sorte de divinité envahissante traduit très bien l’immense cupidité qui s’est emparée du globe avec la fin de la guerre froide. Personne ne semble capable de penser en dehors de l’économique. C’est une forme d’aliénation mentale qui atteint les élites et angoissent les populations pour lesquelles l’injonction de s’enrichir doit prendre l’ascendant sur tout le reste, absolument tout. Et la monétarisation des rapports humains devient la norme: je t’aide, mais tu me paies combien?

« Transparence »

Lorsque Mikhaïl Gorbatchev parle de glasnost, « transparence », pour la première fois, en 1985, l’Occident est médusé: comment un apparatchik peut-il tenir un tel discours? Et pourtant, il a ouvert la brèche à une forme de comportement qui a fini par envahir tous les aspects de la vie quotidienne. On nous doit, paraît-il, la transparence. Et nous-mêmes devons l’être pour être à la page… Facebook bien sûr. On doit tout montrer, mais certains faits économiques restent soigneusement dissimulés. Parlez-moi de votre vie privée, que je vous vende plus, mais n’attendez pas que je vous parle de mes méthodes de vente, ni de mes profits!

Depuis la disparition de l’Union Soviétique, c’est la curée: tout est bon pour rendre marchand ce qui ne l’était pas. C’est un premier dogme: le public c’est la pénurie, le déficit, le privé c’est une vraie rédemption par le marché. Regardons donc du côté de la Grande Bretagne: l’Eurotunnel devait être un exemple de financement privé. Mais la puissance publique a dû s’y investir (dans tous les sens du terme!) pour éviter le fiasco économique. Et n’oublions pas la re-nationalisation (horresco referens!) des chemins de fer britanniques sous Tony Blair du fait des problèmes de gestion engendrés par la privatisation.

Le traité de Maastricht a ouvert une première période d’austérité sous prétexte de préparer les fameux « critères de convergence » pour la monnaie unique. Nous y sommes, et actuellement, on peut clairement dire que l’euro fonctionne contre les peuples. Pour certains, dire cela, c’est être populiste et anti-européen. Pourtant, ni le Danemark, ni la Suède, ni la Grande Bretagne n’appartiennent à la « zone » euro et ils n’en sont pas moins dans l’Union européenne, même si le cas des Anglais est depuis toujours particulier.

Alors, contre l’euro, contre l’Europe? Le raccourci est scandaleux et cache les vrais problèmes.

Les Trente Glorieuses, période, rappelons-le, du plus fort enrichissement jamais connu en Europe (voire dans l’histoire du monde) auraient prétendument souffert d’une « inflation à deux chiffres ». Pourtant cette inflation (pas souvent à deux chiffres en fait) a non seulement accompagné la croissance, mais elle a aussi permis à toute une génération d’accéder à la propriété du fait de la diminution du coût des emprunts.

Le cœur du problème est là: l’inflation est favorable aux débiteurs, mais pas aux prêteurs. Or, si le commerce de la dette en ruine parfois quelques uns, il en enrichit beaucoup. Du reste, en ce moment, les bourses ne se portent pas si mal, tandis que le chômage croît. Et il est facile de constater comme les hauts salaires ont littéralement explosé en quelques années.

La vraie immoralité est là: quelques uns s’enrichissent outrageusement tandis qu’on parle de « morale financière » aux peuples et que l’on fait payer aux populations, via les États, bien utiles en ce cas, les erreurs et les errements commis par des crapules en col blanc, qui, elles, n’iront que bien rarement en prison. Les Misérables façon 2013…

Il est bien évident à présent que la finance est prédatrice par rapport au travail. La bourse n’est plus un instrument d’investissement, mais de spéculation pure.

Quant à la Banque Centrale Européenne, sa sacrosainte « indépendance » nous lie les mains dans le dos: superbe instance supranationale aux mains de la grande phynance, elle travaille sur un matériau abstrait, une monnaie et des taux d’intérêt. C’est là que la géographie refait surface.

Une économie aveugle aux territoires

Paradoxalement, les économistes sont incapables d’envisager les différences spatiales, comme je l’ai évoqué dans un autre article. Ils agissent sur des chiffres, selon des modalités totalement abstraites. Or, un taux de chômage c’est d’abord un homme, puis un autre, et un autre… jusqu’à atteindre plusieurs millions de personnes. Et si l’on descend à l’échelle des communes, on voit très vite qu’il existe des différences énormes entre les régions, françaises ou européennes. Les besoins sont différents comme les cultures locales sont différentes. En ce cas l’analyse économique classique est un nivellement absurde et destructeur. Mais qui s’en soucie?

La prétendue « crise de l’euro » met les populations de l’Europe du sud au pilori: Grèce, Espagne, Italie et Portugal souffrent des conséquences d’actions financières initialement décidées, rappelons-le, aux États-Unis avec les subprimes. Paul Jorion a témoigné du fonctionnement délirant des entreprises qui se prenaient pour un agent du destin et prêtaient n’importe quoi à n’importe qui n’importe comment pourvu que le tiroir-caisse sonne. Après eux, le déluge. En effet.

Hippocrate is back

La théorie des climats du Grec Hippocrate selon laquelle (en simplifiant un peu) les peuples du nord, soumis à un climat rigoureux, seraient courageux et travailleurs et ceux du sud, soumis à un climat plus clément, seraient mous et feignants refait surface par la grâce des économistes néo-libéraux qui conspuent sans cesse les « économies du sud ». Dans le sauve-qui-peut actuel, il est de bon ton d’insulter ces Grecs insouciants ou ces Italiens mafieux et fêtards qui vivent au-dessus de leurs moyens et mettent en péril l’Europe. Curieusement, ces mêmes anglo-saxons achètent à prix d’or de luxueuses villas en Toscane, tout comme on les retrouve à bord de leur yacht dans les ports de Grèce. A croire que l’on vit mieux en Méditerranée qu’ailleurs?

En arriver à ce genre de caricature dans des média prétendus sérieux comme the Economist, laisse songeur. Cela en dit long sur le degré de bêtise et de dogmatisme de ces donneurs de leçons qui n’ont que les mots de réalisme et de réforme  à la bouche pour envoyer des pays entiers à l’abattoir. Mais les hauts salaires ne seront pas entamés, au contraire. La crise profite à certains, tout comme les guerres trouvent leurs profiteurs. Il suffit d’être discret et de hurler avec les loups pour faire diversion.

Les élections italiennes ont prouvé que les Italiens, si europhiles, ne sont pas forcément des imbéciles. Et traiter Beppe Grillo de xénophobe et d’antisémite (deux insultes qui font de lui ipso facto une personne infréquentable), n’annule pas les votes qui lui ont été démocratiquement attribués.

Prendre la Phynance et s’enfuir

Cette formule de Jarry dans Ubu Roi prend un tour résolument actuel. Elle consiste à avoir une attitude de prédateur, sans vergogne, vis à vis d’autrui comme d’États entiers. Nous touchons là à un deuxième dogme, et un deuxième mythe: l’assimilation, totalement indue, d’un pays à une entreprise.

Si l’on file la métaphore, on peut donc liquider un pays et licencier un peuple. En ce cas, les formules comme « sauver la Grèce » sont adaptées, mais il est évident que licencier un peuple n’a aucun sens. Si un État fait banqueroute, on remet les compteurs à zéro. Que peut-on faire d’autre? Vendre ses habitants comme esclaves? Vendre le pays aux enchères? C’est déjà un peu ce qui se passe, il est vrai, avec le travail émigré et les marchés immobiliers affolés. Mais le pays subsiste.

Cette métaphore a des effets délétères car elle fait croire à l’idée qu’un État doit avoir un budget équilibré, troisième dogme. La confiance entre pour une large mesure dans le rapport entre les marchands et les dirigeants politiques. Quand il y a collusion entre les deux, comme à présent, la confiance se retourne contre la population, qui se retrouve accusée des erreurs de ses élites. Comme on disait sous l’Ancien Régime (mais est-ce un hasard?): « faisons payer les pauvres; certes ils n’ont pas d’argent mais ils sont plus nombreux ».

La planche à billet, un tabou?

L’Europe se retrouve prise à la gorge par ses créanciers. Et alors que la BCE a généreusement injecté des centaines de milliards d’euro dans le système bancaire européen sans contrepartie, les États, eux doivent emprunter avec des taux d’intérêt parfois usuraires? Mais comment accepter une telle situation? Grâce à une intoxication quotidienne sur le bien-fondé de la dette et l’espoir messianique de la Croissance garante du plein emploi.

Le Traité de Lisbonne de 2007 a théoriquement supprimé la possibilité d’émettre de la monnaie, obligeant les États à emprunter sur les marchés.

Rappelons, pour finir, que l’arrêt de l’indexation du dollar sur l’or en 1973 a ouvert le chemin à une spéculation généralisée sur les monnaies nationales.

Ensuite, l’idée d’intérêt a été constamment interdite par l’Église jusqu’à ce que certains juristes, à la fin du Moyen Âge, la légitiment. Mais pendant des siècles, et on le retrouve dans la finance islamique, l’intérêt était considéré comme immoral. Mais la morale économique ne sert que pour faire rendre gorge aux pays qui se rebiffent contre une austérité qui ne profite qu’aux possédants.

Enfin, la monnaie n’a que la valeur que l’on veut bien lui donner. C’est une constatation très simple, même si elle peut sembler surprenante. Toutefois sa fétichisation actuelle, alliée à une cupidité érigée en valeur suprême, rend le débat difficile. L’argent a une valeur dorénavant transcendante. Elle n’est plus un moyen mais une fin.

Le nœud gordien est là, mais qui va le trancher?

En une: Beppe Grillo en bain de foule


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