Le léopard de Locarno s’est arrêté aux Philippines


Lav Diaz réussit un film poignant
Lav Diaz réussit un film poignant

C’est peu de dire que Locarno s’est offert un frisson de peur. Cinq heures trente huit pour ce premier opus philippin à être présenté en 67 éditions festivalières sur le Lac Majeur  ! Et quel film ! Mula sa Kung Ano ang Noon (From What is Before) pour évoquer la dictature Marcos des années 1970.

Lors de la projection presse le 6 août au Kursaal où les choses ne se passent pas toujours très bien, comme le raconte avec malice Manouk Borzakian, le public est resté bluffé, pour ne pas dire envoûté par cette évocation d’un village philippin, sorti de l’anonymat grâce au jeune réalisateur Lav Diaz. A Massimo Benvegnu qui le félicitait pour le Léopard d’Or, Diaz confirme ce que Jean Renoir disait de son village, nécessaire à évoquer pour parler du monde entier.  « Ce film est basé sur les souvenirs de mon enfance, deux ans avant la loi martiale. C’était l’avènement de la période la plus sombre de notre histoire, qui a été cataclysmique. Tout dans le film vient de mes souvenirs, tous les personnages sont réels, j’ai juste changé leurs noms. »

De fait, Diaz parvient à concentrer la matière du monde dans ce petit quartier inondé d’un village de Culion Island. Deux années avant la loi martiale instaurée par Marcos, le village ne vit pas une séquence tranquille. Des personnes disparaissent, des vaches meurent, Joselina la guérisseuse elle-même paralysée cérébrale, ne parvenant plus à soulager les maux des gens du village comme elle le faisait jadis. Il y a bien Tony, le vendeur d’alcool, Sito qui surveille du bétail avec son neveu Hakob, Heding une vendeuse qui jette le soupçon, un prêtre qui ment à ses paroissiens. Tout cela donne le sentiment que le village est la cible de mauvais esprits, voire du péché. Lav Diaz s’interroge sur la manière avec laquelle chaque individu se coule dans cette psyché collective.

Ce film est « énorme » (Ugo Brusaporco), par ses 338 minutes mais, surtout, par le sens qu’il donne à la question du mal.  La réponse est là, une oeuvre anti-Hollywood où le chant du vent et des oiseaux tiennent souvent la bande-son. Des questions métaphysiques surgissent là où chrétiens et musulmans sont face à l’animisme posé par Diaz comme une solution aux faiblesses des religions uniques. Le monde de Diaz va au rythme des villageois, le temps s’étire, prend toute sa densité dans le malheur auquel personne ne sait vraiment répondre. L’incursion brutale des soldats de Marcos dans cet univers  rend leur raison aux habitants qui ne veulent pas de l’armée dans le village. « Je sens que l’enfer se prépare » annonce l’oncle Sito, pas dupe.

Cette toile tisse des histoires particulières en une épopée sur des Philippines en proie à une terrible crise politique. Car le pays est construit sur les mensonges des citoyens, l’avidité, la violence. Marcos ne serait-il pas le fruit de cette duplicité ? Le vent, les vagues contre les falaises rocheuses, le bruit d’enfer des éléments donnent un tour élégiaque à ce film qu’on situe dans la filiation d’Andrei Tarkovski.

Pour la remise du Léopard d’or sur la Piazza le 16 août, le public aura apprécié l’écart entre la force de ce film poignant qui précède, chance ou malchance, l’endiablé et terriblement bruyant Geronimo de Tony Gatlif dont les rugissements, les folles poursuites et les coups de feu paraitront vains pour n’en donner que plus de relief à ce chef d’œuvre qui honore aussi le festival de Locarno.

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Pour aller plus loin sur Locarno 2014 vu par un géographe : Le monde dans l’objectif


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