Restrictions migratoires en Suisse, libre-échange de la haine imbécile


Le 30 novembre, la Suisse s’est largement prononcée contre l’initiative populaire « Ecopop », un texte porté par l’association du même nom et soumis au vote des citoyens quelques mois seulement après que l’initiative « contre l’immigration de masse », portée par l’UDC – Union du centre, principal représentant depuis les années 1990 de la droite « national-populiste » –, avait obtenu une courte majorité. Le 9 février dernier, face à ce résultat plutôt inattendu, la classe politique avait jugé bon commencer de faire campagne une fois la défaite consommée. Cette fois-ci, en dépit de l’expérience précédente, la campagne a été presque aussi atone, heureusement sans les mêmes conséquences.

Manifestation anti-ecopop. Source: Le Parisien

Heureusement, car Ecopop exigeait, en toute simplicité, de limiter à 0,2% par an l’accroissement de la population imputable à l’immigration, et que le pays réserve 10% de ses dépenses consacrées à la coopération et au développement à la planification familiale (traduire : empêcher le Tiers-Monde de faire trop de gosses… pour son bien). Le tout au nom de la préservation des ressources « naturelles », dont il n’est pourtant surtout pas question de repenser la gestion – et pour cause : ce sont habituellement les mêmes qui appellent à limiter l’immigration et s’insurgent contre les autophobes, ces fascistes verts qui voudraient construire des lignes de tram dans leurs villes. Pas question non plus d’appliquer la philosophie malthusianiste de l’initiative à la Suisse elle-même, ce qui poserait problème à plusieurs défenseurs du texte, comme l’une de ses porte-parole, Sabine Wirth, fière d’avoir mis au monde quatre charmantes têtes blondes – dont on n’ose faire le compte des couches-culottes déversées dans la nature depuis leur naissance.

Il faudrait s’atteler à reprendre un à un les arguments des initiateurs du texte pour mettre patiemment en lumière leur hypocrisie – à moins d’y voir un cas spectaculaire de déni – à récuser les accusations de xénophobie, et souligner la filiation ultra-réactionnaire de leur vision du monde, et du vocabulaire et des présupposés qui l’accompagnent – défense de « l’espace vital », peur de la « surpopulation » et du « bétonnage », urbaphobie… tout y est ou presque. On montrerait comment Ecopop dessine un monde binaire, fait d’oppositions simples et définitives : Suisse/étranger, prospérité/déclin, ouvert/fermé, eux/nous. Les découpages spatiaux, en particulier, sont sans appel : l’ici et le là-bas restent bien à leur place, essentialisés tels des Idées se matérialisant dans des frontières inaltérables. Pas de latitude pour le mélange, le changement, le brassage des différences, autant de concepts qu’on balayera d’un revers de main au nom du bon sens et en les attribuant à une idéologie « molle », « bien-pensante », « droit-de-l’hommiste », « idéaliste »…

Plutôt que de s’attaquer à cette construction intellectuelle qui fait honte à l’Humanité, la télévision publique suisse (RTS) a jugé bon d’inviter sur son plateau Éric Zemmour, lui aussi adepte de longue date des simplifications, des raccourcis et des formules aussi creuses que choc. Dans L’Hebdo, dont l’éditorial du 27 novembre s’indigne du drôle de choix de la RTS mais qui a tout de même accordé, dans le même numéro, une interview à Zemmour, celui-ci s’exclame, probablement certain d’asséner aux foules avides de savoir une vérité ultime sur les civilisations : « La démographie est à la base de la politique. La démographie fait le destin, c’est elle qui provoque les guerres, les affrontements. » Sans doute, sans doute, la démographie est à la base de tout, mais aussi l’économie, la religion, le cours du pétrole et la recette de la fondue moitié-moitié.

Lui aussi convaincu que la Nation est une réalité flottant dans l’air depuis des millénaires, et que la France a une âme – immortelle cela va sans dire –, ce Maurras sans talent ne fait pas semblant de se foutre du monde, et, à la question « Considérez-vous que les espaces francophones comme la Suisse romande on en eux une part de France ? », il répond sans peur du ridicule : « Oui, bien sûr. Pour moi, c’est la France. » Interdit de rire.

Voilà où nous ont menés des décennies de rénovation de la géographie, de questionnement sans relâche des évidences qui peuplent notre espace et ses limites, des siècles de sciences humaines à tenter de démêler patiemment un monde complexe dont les interprétations binaires et essentialistes ne peuvent être que de dangereux leurres : à ce qu’on imprime à 400 000 exemplaires le pavé de haine et de simplisme imbécile d’un agitateur professionnel, pendant que les sciences sociales crient au best-seller quand un ouvrage atteint le chiffre stratosphérique de 10 000 ventes.

« La science va vite et droit en son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles sont des siècles en arrière », écrivait Barthes en 1957. Ecopop et Zemmour continuent de lui donner raison, un demi-siècle plus tard. Mais ne désespérons pas.

Une: FABRICE COFFRINI / AFP

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