La photographie pour mémoire: Leila Alaoui


Le 15 janvier 2016 avait lieu une attaque islamiste à Ouagadougou. La jeune photographe franco-marocaine Leila Alaoui est morte de la suite de ses blessures, grièvement blessée par balle. Elle laisse une œuvre photographique intense et grave, qui essayait de rendre justice aux populations rurales de son pays d’origine, le Maroc, à travers des enquêtes photographiques à caractère autant artistique qu’ethnographique. Nous présentons ici quelques une de ses œuvres.

Son travail sur « les Marocains », est ainsi présenté:

LES MAROCAINS

« Les Marocains » est une série de portraits photographiques grandeur nature réalisés dans un studio mobile que j’ai transporté autour du Maroc. Puisant dans mon propre héritage, j’ai séjourné au sein de diverses communautés et utilisé le filtre de ma position intime de Marocaine de naissance pour révéler, dans ces portraits, la subjectivité des personnes que j’ai photographiées. Inspirée par “The Americans”, le portrait de l’Amérique d’après-guerre réalisé par Robert Frank, je me suis lancée dans un road trip à travers le Maroc rural afin de photographier des femmes et des hommes appartenant à différents groupes ethniques, Berbères comme Arabes. Ma démarche, qui cherche à révéler plus qu’à affirmer, rend les portraits réalisés doublement “documentaires” puisque mon objectif – mon regard – est à la fois intérieur et critique, proche et distancié, informé et créatif. Ce projet, toujours en cours, constitue une archive visuelle des traditions et des univers esthétiques marocains qui tendent à disparaître sous les effets de la mondialisation.

Cette manière hybride de concevoir le documentaire fait écho à la démarche corrective postcoloniale que de nombreux artistes contemporains engagent aujourd’hui afin d’écarter de l’objectif l’exoticisation de l’Afrique du Nord et du monde arabe très largement répandue en Europe et aux Etats-Unis. Le Maroc a longtemps occupé une place singulière dans cette utilisation de la culture historique – en particulier des éléments de l’architecture et des costumes nationaux – pour construire des fantasmes d’un « ailleurs » exotique. Les photographes utilisent souvent le Maroc comme cadre pour photographier des Occidentaux, dès lors qu’ils souhaitent donner une impression de glamour, en reléguant la population locale dans une image de rusticité et de folklore et en perpétuant de ce fait le regard condescendant de l’orientaliste. Il s’agissait pour moi de contrebalancer ce regard en adoptant pour mes portraits des techniques de studio analogues à celles de photographes tels que Richard Avedon dans sa série “In the American West”, qui montrent des sujets farouchement autonomes et d’une grande élégance, tout en mettant à jour la fierté et la dignité innées de chaque individu.

Rusticité et folklore: les Européens ont fait la même chose vis à vis de leurs paysanneries, soit méprisées, soit reléguées soit carrément détruites, comme ce fut le cas en France où nous sommes passés en quelques décennies d’une véritable civilisation paysanne à un groupe social d’agriculteurs minoritaires presque totalement acculturés et marginalisés, comme l’a magistralement montré Raymond Depardon dans ses documentaires sur la vie des paysans, étant lui-même fils de paysan.

Comme dans les pièces de Molière où déjà les paysans sont décrits comme des imbéciles grossiers et soumis, les paysanneries ont été systématiquement décrites et comprises en Europe, et en France en particulier, comme des populations arriérées, tout juste bonnes à fournir des ouvriers pour les usines nouvelles. Est même au niveau des Nations Unies, le modèle de développement implicite pendant des décennies passait par l’industrie lourde et les services au détriment du développement des campagnes. On revient sur ce « modèle » à présent, mais lentement.

Gaston Roupnel, historien géographe de la paysannerie

Or, on oublie que ce sont ces paysans qui nous font vivre depuis des millénaires. Une fois de plus, c’est la matrice nord-américaine qui a servi de modèle dans l’après-guerre pour « moderniser » et mécaniser les campagnes, alors que l’exode rural avait commencé depuis longtemps. Les grandes enquêtes sociologiques des années 1970 en France sur les paysans sonnaient le glas d’un groupe social majoritaire pendant des siècles mais sans arrêt malmené.

De fait, on retrouve ce mépris du rural jusque chez un Jacques Lévy quand il affirme que nous sommes finalement « tous urbains ». Contre-vérité qui se base sur le rapport numérique entre zones rurales forcément sous domination urbaine et populations citadines parfois de fraîche date.

Ces contradictions rattrapent les pays « en développement » comme le Maroc, et on doit saluer le travail de Leila Alaoui. Rendre leur dignité aux populations reléguées, par la modernité, la colonisation, ou l’enrichissement d’une autre fraction de la société, c’est une tâche importante.

Si une œuvre peut résumer l’attitude de résistance patiente et futée de ces populations encore largement méprisées (et que dire des femmes paysannes, pensons à Vandana Shiva!) ce serait sans doute le Roman de Renart, qui décrit une sorte d’anti-monde, au revers de la culture citadine, qui révèle toute l’intelligence et la rouerie de populations malmenées par l’histoire et la géographie des cultures dominantes.


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