Est-il sérieux qu’on nous bassine avec des statistiques qui traînent partout, et surtout à l’école et dans les centres de recherche, si celles-ci ne peuvent pas exprimer la fragmentation du processus de production ? Prenez le Nutella : les cabosses de cacao viennent d’Afrique de l’Ouest, les noisettes de Turquie ou du Piémont, l’huile de palme de Malaisie ou de Papouasie- Nouvelle Guinée, le sucre de Picardie, la lécithine de soja d’on ne sait où et broyez le tout à Villers-Ecalles (Normandie, l’usine produit un tiers de ce qui est consommé en France) avant d’étaler les statistiques et la pâte sur votre crêpe bretonne. Comment ne pas se prendre les doigts dans le pot de Nutella ?
Et votre Boeing 787 Dreamliner pour les Seychelles ? Son fuselage vient en partie d’Italie, du Japon et des États-Unis, ses ailes du Japon, de la Corée ou d’Australie, les roues et les moteurs de Grande-Bretagne, les portes d’entrée des voyageurs viennent de France, celle des soutes de Suède. Et ce n’est que la partie émergée d’un iceberg de plus de 28 000 fournisseurs répartis dans le monde entier.
Et votre iPhone ? L’écran vient du Japon (encore) qui fournit aussi la mémoire flash, les transistors et la batterie, de Corée la mémoire Dram, d’Allemagne les bandes de base et les émetteurs receveurs, d’Angleterre le logiciel, le tout assemblé en Chine.
Les pays émergents prennent place au banquet de la production et, progressivement, de la consommation. Et le Made in World de l’automobile, de l’alimentation, des chaussures et de l’habillement, etc. rend obsolètes bien des statistiques commerciales. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) et l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), avec les ministères du Commerce japonais, américain et européens, ont phosphoré pour donner une nouvelle photographie du commerce mondial. Pour Richard Hiault (Les Échos, 16 janvier 2013) « la notion même de pays d’origine, soigneusement enregistrée par les douanes, perd beaucoup de son sens, car la totalité de la valeur commerciale est attribuée au pays de dernière transformation, quelle que soit sa contribution relative dans la chaîne de valeur ajoutée. L’exemple des produits d’Apple est le plus emblématique. S’il est vrai qu’un iPhone est assemblé en Chine, les composants et les services mobilisés pour cet appareil viennent d’une quinzaine d’entreprises disséminées à travers le monde. La valeur ajoutée de l’iPhone en Chine ne représente que 4 % de son prix sortie d’usine. Aussi, lorsque ce téléphone portable est vendu 400 dollars aux États-Unis, les règles commerciales en vigueur aujourd’hui le comptabilisent, en totalité, comme un déficit de 400 dollars des États-Unis vis-à-vis de la Chine. Rien n’est plus faux. Si l’on privilégie la valeur ajoutée, pays par pays, contenue dans un produit, les soldes commerciaux bilatéraux d’un pays importateur seront radicalement changés. Même si son solde global ne changera pas« .Ceci n’est pas nouveau : l’ivoire africain était déjà vendu en Inde au XIe siècle, pour y être sculpté et exporté ensuite vers l’Europe,tout comme le coton indien était tissé à Manchester ou aux États-Unis. Mais la nouveauté vient de la fragmentation de la chaîne de production à cause des coûts de transports et de communication. « Les chaînes de valeur mondiales abaissent le seuil d’entrée dans l’économie », explique Pascal Lamy. Sébastien Miroudot, analyste principal des politiques commerciales à l’OCDE, confirme : « Le mouvement s’est accéléré en raison de la montée en puissance des pays émergents, qui ont relayé l’intégration des pays européens avec le marché unique. C’est en Asie que cela s’est développé le plus rapidement à partir des années 1980 sous l’impulsion des entreprises japonaises. Face à la hausse du yen, elles se sont d’abord délocalisées à Taiwan, en Corée du Sud, à Hong Kong puis dès 1990 en Malaisie, en Thaïlande et enfin en Chine. »
On sera donc très prudents en maniant les chiffres des soldes commerciaux. 230 milliards de déficit entre la Chine et les États-Unis : ce n’est pas le bon chiffre pour l’OMC. « Pour le cas français, le déficit d’environ 65 milliards d’euros prévu sur l’année 2012 resterait intact. En revanche, le déficit de l’Hexagone vis-à-vis de la Chine n’offrirait plus les mêmes caractéristiques », avance Sébastien Miroudot de l’OCDE. « Il serait plus faible. Mais, vis-à-vis du Japon et de la Corée, notre déficit serait plus élevé », ajoute Vincent Aussilloux, conseiller économique de la ministre du Commerce extérieur française.
Messieurs de la statistique, un peu de rigueur !
Pour en savoir plus
Source : Les Échos, enquête, 16 janvier 2013
Tracing Value-Added and Double Counting in Gross Exports, CEPR Discussion Paper, décembre 2012.
Un dossier de geoconfluences sur la question.
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