Chicago, le lieu de la jungle


L’affaire des lasagnes au canasson étant au repos pendant les enquêtes, en espérant qu’elles débouchent sur un sérieux coup de torchon, profitons de ce temps de latence pour comprendre d’où nous venons, comment les premières lois sur l’hygiène et la sécurité alimentaire ont été écrites aux Etats-Unis. Et pour ça, je vous propose un gros frisson..

Dans le roman The Jungle (1906) d’Upton Sinclair (1878-1968), livre très célèbre qui n’a pas trouvé son public en France, parce que Zola était passé par là, on est dans la peau d’une famille d’immigrants lituaniens pauvres dont les adultes travaillent dans un abattoir à Chicago. L’affaire est romancée dans la forme mais non pas moins effrayante.

Packingtown est une gigantesque réserve de vieilles bêtes malades, couvertes de furoncles et mutilées, et qu’on met en conserve. D’après Sinclair (1), certaines étaient nourries au malt de whiskey. « Les tuer était une besogne dégoûtante car on ne pouvait pas saigner sans avoir la figure éclaboussée d’un liquide puant… C’est avec cette viande qu’on faisait le ‘boeuf embaumé’ qui, pendant la guerre de Cuba, avait tué dix fois plus de soldats américains que les balles espagnoles« .

« On y faisait du ‘pâté de poulet’ [avec] des tripes, de la graisse, des coeurs de boeuf et des déchets de veau quand on en avait…. Du ‘jambon farci’ que les ouvriers appelaient ‘jambon farce’… [avec] des bouts de boeuf trop petits, des tripes teintes chimiquement en rose, des rognures de jambon et de boeuf salé, des pommes de terre (peau et tout) et, enfin, les cartilages du larynx des boeufs…. Cet ingénieux mélange était haché puis fortement relevé avec des épices de façon à avoir goût à quelque chose.« 

« Il était d’usage, quand une viande était trop avariée pour pouvoir l’utiliser autrement, de l’employer à la confection soit de boîtes de conserve, soit de saucisses ». « Tout sert dans un porc, excepté son grognement » finissaient par plaisanter les ouvriers. « Ce n’étaient que lorsque le jambon était entièrement pourri qu’il était envoyé dans l’atelier d’Elzbieta. Là, haché par la fameuse machine aux deux mille tours par minute et mélangé à une demi-tonne d’autre chair à saucisse, il passait sans donner d’odeur, aussi gâté qu’il pût être. Dans la saucisse, tout passait, sans exception. Toute la saucisse avariée que les clients d’Europe refusaient et qui était réexpédiée à Chicago, moisie et blanche, on la traitait au borax et la glycérine, on la remettait dans les trémies et elle retournait au consommateur ; on remettait aussi dans les trémies la chair qui était tombée dans la poussière du parquet, jamais balayé, et dans laquelle les ouvriers avaient craché on ne sait pas combien de milliards de bacilles de la tuberculose. « 

Sinclair découvre aussi les rats égarés dans les piles de viande salée qui passent dans la saucisse, avec leurs crottes, le pain empoisonné qu’on a disposé pour les tuer et leur cadavre quand ils en ont mangé. « Il entrait dans la composition de la saucisse tant de choses en comparaison desquelles un rat empoisonné n’était que bagatelle« .

Les abattoirs sont un gigantesque lieu de fraudes, de mensonges, de souffrances pour les travailleurs marchant dans le sang et les immondices. On abandonne ces ouvriers lorsqu’ils sont malades ou blessés. Churchill jeune lecteur est retourné par le livre, Bernard Shaw propose Sinclair pour le Nobel, le vieux Theodore Roosevelt « est ébranlé« . Le Congrès va adopter une loi sur l’alimentation dans la foulée, l’institution qui deviendra la Food and Drug Administration.

Sinclair est satisfait ? Il voulait mettre en avant le sort des travailleurs, ce sont les consommateurs qui sont entendus. « J’avais voulu toucher le coeur des lecteurs, je n’ai atteint que leur estomac« .

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(1) Source : « Le Temps », J.  Kuntz, 23 mars 2013, L’enfer de la viande.

Pour en savoir plus sur l’abattage des animaux : ici

Un bel article des Echos de T. Gaston-Breton (été 2013, pour compléter)

Chicago, le grand abattoir

Pionnier de l’industrie de la viande, Philip Armour n’est pas resté seul longtemps. En 1875, un nouveau venu s’est, en effet, installé à Chicago, un ancien boucher en gros du Massachusetts : Gustavus Swift. Persuadé, lui aussi, qu’il faut, pour baisser les coûts, rapprocher le bétail sur pied de son abattage, il est allé plus loin que son rival. Son projet ? Créer un vaste système de distribution, couvrant tous les Etats-Unis, et destiné à stocker la viande avant sa redistribution chez les détaillants. Pour mener à bien son projet – qui nécessite de transporter la viande sur de très longues distances sans qu’elle se gâte -, il a mis au point, en 1878, avec un ingénieur spécialiste du froid, le premier véritable wagon réfrigéré de l’histoire. Malgré l’opposition forcenée des compagnies de chemin de fer, pour lesquelles le transport du bétail sur pied est bien plus avantageux que celui des produits transformés, malgré aussi celle des grossistes et des détaillants, qui ne se sont pas privés d’émettre des doutes sur la fraîcheur de viandes, provenant d’animaux tués plusieurs jours auparavant à l’autre bout des Etats-Unis, Gustavus Swift, cet homme un peu rustre invariablement chaussé de bottes en cuir, est parvenu à distribuer ses carcasses sur toute la côte est. Au milieu des années 1880, son empire comprend des usines d’abattage dans la plupart des grandes villes de l’ouest des Etats-Unis et des centres de stockage et de distribution alimentés par plus d’un millier de wagons réfrigérés dans presque tout le pays. En 1890, Swift et Armour emploient à eux deux, à Chicago, 25.000 salariés et produisent 80 % de la viande consommée aux Etats-Unis. Leurs produits sont exportés jusqu’en France, où les deux entreprises disposent d’agences de commercialisation. La création d’un grand marché intérieur grâce aux chemins de fer, une population urbaine en plein essor, les débuts du marché de masse : tels sont, à partir de 1865, les ressorts de cette révolution de l’industrie de la viande, dont Chicago s’impose d’emblée comme le centre incontournable.

Premier wagon réfrigéré

C’est ce système qu’entend casser Philip Danforth Armour en créant, en 1867, à Chicago, la société Armour and Company. Depuis que l’écrivain Upton Sinclair a dénoncé, en 1905, dans son roman « La Jungle », les conditions de vie dans l’industrie de la viande – provoquant la création d’une commission d’enquête fédérale -, l’homme a mauvaise réputation. Et c’est vrai qu’Armour ne s’embarrasse guère de principes. Sous-payant ses salariés – 9,50 dollars la semaine, quand le salaire minimum, permettant un mode de vie décent, est de l’ordre de 15 dollars -, n’hésitant pas à financer des milices armées pour briser les mouvements de grève, l’industriel a en horreur les syndicalistes qu’il poursuit de sa vindicte. Peu regardant sur les moyens de gagner de l’argent, il provoquera un scandale, en 1899, en vendant d’énormes quantités de viande avariée. L’ Armour and Company n’en marque pas moins l’acte de naissance de la grande industrie dans le secteur de la viande. Couvrant plusieurs hectares à Chicago et dotée de chambres froides, son usine est la première à expérimenter le travail à la chaîne et la spécialisation des opérations, dont Ford devait s’inspirer plus tard pour la fabrication de ses automobiles. Abattage, découpe, désassemblage, lavage, conditionnement… Les différentes étapes du processus de transformation sont effectuées en continu, permettant une accélération des opérations et une baisse sensible des coûts, dont profitent, au final, les consommateurs. Dans les années 1880, Armour est ainsi devenu la première usine des Etats-Unis dans le secteur de la viande. « Rien ne se perd, y compris les cris des animaux », aime à dire l’industriel. De fait, l’entreprise produit, à partir des bêtes qu’elle abat, toutes sortes de sous-produits, qu’il s’agisse de soupes, de glue, de savons, d’engrais ou de pepsine. Elle est, également, la première à fabriquer des conserves de viande sur une échelle industrielle. Au sein de l’Armour and Company, l’intégration est la règle.

Son idée est simple : pour créer une véritable industrie de la viande – et donc élargir le marché – il faut rapprocher le plus possible les activités d’abattage et de conditionnement des points de concentration du bétail. En clair, implanter une usine à Chicago même. L’idée est révolutionnaire. Car l’Union Stock Yard, à ce moment, n’est spécialisée que dans le négoce du bétail sur pied arrivé de l’Ouest sous la conduite de garçons-vachers, les fameux cowboys. Les activités de transformation y sont encore peu nombreuses. Résultat : une fois les transactions achevées, les animaux reprennent le train pour les grands centres de consommation de l’est des Etats-Unis. Là, à Boston, New York, Baltimore ou Philadelphie, les bêtes sont prises en charge par des grossistes locaux qui assurent l’abattage des animaux et la distribution aux détaillants… Cascade d’intermédiaires, temps de trajets interminables, multiplication des opérations de manutention du bétail, coûts très élevés… Les inconvénients du système sont évidents. Au cours de périples qui durent souvent plusieurs semaines, le bétail perd, en effet, beaucoup de poids, quand il ne meurt pas purement et simplement en route ! Résultat : les intermédiaires sont privés d’une bonne partie de leur bénéfice. Mais il y a pire : si l’expédition du bétail sur pied par wagon fait l’affaire des compagnies ferroviaires, elle ne fait pas du tout celle des professionnels de la viande. Alors que les compagnies facturent le transport au poids global de l’animal, les professionnels ne récupèrent que 40 % de ce poids, les 60 % restants étant constitués de parties non comestibles ! Chaque voyage se révèle donc un véritable gouffre financier. La conséquence est évidente : à l’autre bout de la chaîne, le consommateur américain paie très cher son « T-bone » ou son steak, rendant quasiment impossible la création d’un marché de masse pour la viande…

Expédier la viande plutôt que des animaux vivants

Parmi la foule de fermiers et d’investisseurs présents en ce jour de Noël 1865, un homme a pris toute la mesure des formidables perspectives offertes par les nouveaux parcs à bestiaux de Chicago : Philip Danforth Armour. Né dans l’Etat de New York en 1832, ce fils de fermiers, d’origine écossaise, chassé de l’école à seize ans pour avoir osé promener une jeune fille en calèche, est parti en Californie au moment de la ruée vers l’or de 1848. Manifestement doué pour les affaires, il a bâti une confortable fortune, en construisant des rampes de lavage pour les chercheurs d’or. Puis, il a gagné Milwaukee, où il s’est lancé dans le négoce en gros de denrées agricoles, avant de créer une nouvelle société spécialisée dans l’abattage et le conditionnement de viandes de porc. Son plus beau « coup », Armour l’a réalisé en avril 1865 lorsque, profitant de l’effondrement des cours, dû à la fin de la guerre civile et à l’interruption des grands contrats d’approvisionnement des armées, il a acheté, pour 18 dollars le baril, d’énormes quantités de viande de porc qu’il avait prévendues, quelques mois plus tôt, pour 40 dollars. L’affaire lui a rapporté pas loin de 2 millions de dollars. Une somme que l’homme d’affaires a décidé d’investir dans une usine ultramoderne d’abattage et de conditionnement.

L’inauguration de l’Union Stock Yard achève de faire de Chicago le « grand magasin de l’Ouest ». Elle permet, également, à la ville de s’imposer comme la plaque tournante du négoce de bétail. Jusque-là, en effet, faute d’infrastructures spécialisées, les immenses troupeaux, en provenance de l’Ouest, ne faisaient que transiter par Chicago, avant de poursuivre vers l’Est. Le grand centre du négoce du bétail était alors Saint-Louis, situé à 450 kilomètres plus au sud, qui bénéficiait d’une position privilégiée au confluent du Missouri et du Mississippi. La création de l’Union Stock Yard, après le blocus du Mississippi durant la guerre de Sécession – blocus qui a porté un coup sévère à Saint-Louis – change totalement la donne. Désormais, c’est à Chicago qu’affluent les centaines de milliers de têtes de bétail en provenance des Etats de l’Ouest. En 1866, on en compte déjà 1,5 million. Elles seront 15 millions, vingt-cinq ans plus tard…

Le jour de Noël 1865, une centaine de personnes – investisseurs, éleveurs, fermiers, mais aussi dirigeants de compagnies de chemin de fer – se retrouvent à Chicago pour l’inauguration de l’Union Stock Yard, les gigantesques parcs à bestiaux d’une superficie de plus de 150 hectares aménagés dans les faubourgs de la ville. Alors que la guerre civile vient de s’achever, les milieux d’affaires locaux n’en sont pas à leur premier coup d’essai. Dix-sept ans plus tôt, en 1848, ils ont, en effet, fondé la Chicago Board of Trade, la première Bourse de commerce au monde, dédiée au négoce des matières premières agricoles. La même année, le canal Illinois et Michigan a été mis en service, permettant de rejoindre, par les Grands Lacs, le Mississippi, et, de là, tout le sud des Etats-Unis. Dans la foulée, une dizaine de lignes de chemin de fer ont été inaugurées, reliant les Etats de l’intérieur à Chicago et aux grandes agglomérations de la côte Est. Dès le milieu des années 1850, Chicago est devenue le premier marché céréalier des Etats-Unis et le plus grand marché mondial du bois. Véritable carrefour commercial, la ville draine alors des quantités croissantes de matières premières agricoles, qu’elle réexpédie vers New York, d’où elles gagnent l’Europe et l’Amérique latine.


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