En relisant mes notes pour un cours sur une Géohistoire des voyages, centrée sur l’Europe des Temps modernes, creuset de nos pratiques actuelles de voyageurs, je tombe sur une analyse par Daniel Roche (Humeurs vagabondes, Fayard) de la construction de la notion d’étranger au XVIIIe siècle. Notamment par les caractères attribués aux peuples et nations qu’on visitait à l’époque.
Pour Daniel Roche, les caractères des nations peuplent les cartes de la connaissance morale comme celle des explorateurs du monde. Par exemple, John Gaillard, « gentleman complet en 1678« , donne les clés de cette connaissance dans trois registres : le savoir, la religion, les relations.
- Savoir : le Français sait peu de choses, l’Espagnol a un savoir profond, l’Italien est doctoral, l’Allemand pédant.
- Religion : le Français dévot, l’Espagnol superstitieux, l’Italie sensible aux cérémonies, l’Allemand indifférent.
- Relation : le Français est léger, l’Espagnol décevant, l’Italien sûr de lui, l’Allemand franc et loyal.
On publie aussi à l’époque des tableaux avec des colonnes décrivant les habits et les mœurs : l’Espagnol est arrogant, le Français léger, l’Italien faux, le Polonais rustique, l’Allemand franc, le Russe méchant, le Turc et le Grec variables comme le temps en avril. On y décrit aussi l’air des gens qu’on rencontrera : l’Espagnol est mâle, le Français enfantin, l’Anglais efféminé, le Polonais médiocre, le Russe grossier, le Turc et e Grec tendres. Ce que ces peuples aiment ? L’Espagnol la gloire et l’honneur, le Français la guerre, l’Italien l’or, l’Anglais le bien-être, le Suédois les mets succulents, les Polonais la noblesse, le Turc et le Grec l’amour de soi.
Telle est la carte des caractères en Europe au temps de Jean-Sébastien Bach ! Morale et géographie font bon ménage, recensant incompatibilité, rendant intelligible la diversité qui surgit au coin du voyage.
Où puise-t-on tout cela ? Dans la pédagogie latine, de Lucrèce à Hérodote, la tradition offrant plusieurs voies : Aristote contre Galien, Polybe interrogeant Plutarque. Montesquieu relève dans ses Pensées une liste de 60 caractères ethniques : par ex. « Les Anglais sont riches, libres mai tourmentés par leur esprit ». L’Esprit des lois évoque le suicide, préparant l’anatomie moral de Stendhal au moment où la vieille caractérologie des nations perd du terrain. Sans disparaître du contexte national.
Au XVIIe siècle, aucun doute, le Picard est vaillant, le Gascon simple, grossier, le Provençal sobre… Un vrai code politique où l’étrangeté et la diversité mesurent les intérêts du prince utilisant au mieux le caractère de ses sujets pour le bien de l’Etat, de ses armes, de la religion, de l’économie. Un code social où l’on juge de l’acquisition des mœurs policées pour jauger l’unification culturelle. Le stéréotype ratifie une situation d’infériorité pour les uns, de supériorité pour les autres. Après la Révolution, les stéréotypes perdurent, on les entend dans les commentaires des voyageurs sur le Breton provincial, paysan attardé, ignorant, colérique mais brave, bon marin, habile négociateur jusqu’à la chicanerie.
De la caractérologie, on passe aux géographies de l’esprit avec le XVIIIe siècle. La manière de voir et de penser l’étranger et la différence a pris une autre tournure qui sans rompre totalement avec l’ancienne ambition s’en détache et l’oriente à d’autres fins. Le jugement que chacun prétend porter sur les autres, leurs langues, leurs mœurs change de sens. L’existence de caractères nationaux, de génies nationaux n’est pas reçue sans examen par une pensée qui se méfie des généralisations. Les Lumières soumettent la diversité des peuples à une triple lecture : il faut en éclairer les origines. Faire parler la philosophie pour comprendre le genre humain. La question, au fond, est : « Y a-t-il une unité du genre humain ? »
Illustration en tête de l’article : The Mysterious Stranger. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Valérie Le Plouhinec, 2012