Pour comprendre notre rapport à l’espace aujourd’hui, et la course folle de Danièle Delpeuch-Mazet à travers les fuseaux horaires, rien ne vaut L’invention de la vitesse (France, XVIIIe-XXe siècles) par Christophe Studeny, Gallimard, 1995. Cet extrait montre comment se construit petit à petit la conscience et la mesure des distances qui vont formater un nouveau regard sur l’espace.
« Au XVIIIe siècle, la route ouvre un nouveau mode de déplacement, soucieux de rayonnement actif, comme le montre l’indicateur de Michel et Desnos en 1764, avec le rayon des distances en heures depuis Paris et la mention des heures de départ et d’arrivée des messageries, à la demi-heure, voire au quart d’heure près. Parfois, le voyageur nouveau veut pouvoir contrôler l’horaire de marche, se guider dans l’itinéraire de son parcours et localiser à chaque moment sa situation. Maximilien Misson, dans son guide d’Italie, conseille de se munir de plusieurs lunettes d’approche, les unes pour découvrir des inscriptions, peintures, ornements d’architecture, et d’autres pour les grands lointains ; il recommande de s’équiper en montres, en boussoles, en cartes de géographie : rien n’est plus agréable en voyageant que de consulter ces abrégés de pays, emmenés en provision avant de partir (on en trouve difficilement en route), il faut les faire entoiler et rouler sur un bâton, afin d’inscrire sur un mémoire particulier toutes les fautes que l’on rencontre. Les cartes, itinéraires puis routières, connaissent la prospérité à partir des années 1770.
Parallèlement à ce besoin pressant de cartographie des voyages se développe la préoccupation de mesure précise des distances entre les villes. Jean George Slzer, en 1775, à l’aide d’une machine fixée sur l’une des roues, qui indique le nombre de tours peut calculer en fonction du diamètre de la roue, « l’étendue géométrique du chemin ». De Berne à Lausanne, dix-huit heures de marche, soit 16 376 pieds de Rhin par lieue. En partant de Lyon, son domestique attache mal le compas de la machine, la mesure ne reprend qu’à partir de Vienne. Ainsi équipé, Sulzer confirme, comme beaucoup de voyageurs, que « l’étendue des lieux de France est assez incertaine ». Il quitte parfois les routes pour les chemins, il a besoin de toute sa provision de santé pour résister à la fatigue du chemin de Toulon à Nice, dans une excursion en mulet de Nice à Menton, sentier intéressant et terrible qui « passe sur la cime même des montagnes par des détours sans fin ». La même année, Louis Dutens dresse un itinéraire des routes les plus fréquentées. Il traverse l’Europe montre en main en mesurant les distances par un odomètre appliqué à une chaise de poste anglaise. Il recommande l’achat dans chaque province de la meilleure carte, dans la plus grande échelle : « C’est encore un amusement sur la route ; on y lit dans sa chaise le nom des rivières et des montagnes, que les postillons savent rarement, on y voit les situations des lieux, etc. »
L’amélioration de Dutens dépasse les tables de mesure, les tables de dépenses communes (en cheval de selle, chaise ou postillon) ou l’indication des mauvais chemins (par exemple d’Albertville à Clermont), on y trouve avec une rigueur inégalée le temps employé en route : « Ce qui est encore plus utile que toute autre manière de juger, car les mêmes distances ne se parcourent pas dans un temps égal en tout temps et en tout pays, et il est plus nécessaire, en partant le matin, de savoir combien d’heures il faut pour arriver à tel gîte, que d’être informé de la longueur du chemin ». Le guide, réédité jusqu’en 1788, donne des distances horaires entre chaque ville avec une singulière précision, quasi astronomique – à la minute près –, compte tenu du déroulement aléatoire de la marche des voitures ; entre Paris et Tours : 18h 56 mn, de Bordeaux à Toulouse : 26h 51, de Montpellier à Marseille : 28h 32.
La trouée des routes offre une nouvelle attente, non plus l’estime anatomique des distances ou pas, ni l’évaluation métrique, mais la détermination de l’écartement horaire entre deux villes, leur intervalle minuté, le chronométrage du temps d’éloignement. Les physiocrates, réputés pour leur appréhension économique abstraite de de l’espace et leur volonté d’améliorer la circulation dans le royaume, s’intéressent aux chemins ruraux. Quesnay, à l’écoute des plaintes, insiste sur les obstacles multiples à l’activité du commerce, péages, entraves, mauvais chemins. La physiocratie qui privilégie les allées de la vie locale, les circuits de voisinage, critique l’industrie « ambulatoire » et les projets d’éloignement. Dupont de Nemours, en 1767, demande que l’on considère les chemins comme une « sorte de propriété commune », il dénonce les voies de traverse impraticables, qui font perdre du temps, de l’énergie à la construction des grandes routes, et les irrégularités des chemins par manque de continuité des corvéables. »
(pp. 76-77)