Destins de migrants : penser la place des Roms et des Erythréens


Nous publions ci-dessous une tribune du philosophe André Glucksmann (Libération, 3 octobre 2013) et le compte-rendu d’une enquête de Salvatore Aloïse (Le Monde, 6 octobre 2013). Ils donnent à voir comment nos territoires que nous disons ouverts à tous les vents, sont en réalité fermés et cadenassés. L’Union européenne va faire évoluer la situation. 

 

Démantèlement d’un camp rom (France)

«Nous avons peur, non pas des Roms, mais de leur ressembler»

Par André Glucksmann

Les Français jugent à 93% que les Roms «s’intègrent mal» (sondage BVA-le Parisien). Très majoritairement, ils approuvent le démantèlement des campements de fortune et la reconduite forcée à la frontière. Je fais partie des 7%, ultraminoritaires, qui échappent à cette crise de folie générale. D’où vient-elle ? Elle n’est pas réservée aux élites, ni au petit peuple, ni à la droite, ni à la gauche, ni aux extrêmes. Ni à la France. On retrouve cette poussée d’hystérie chez nos voisins. Elle fut diagnostiquée dès que la chute du communisme autorisa les sondages libres d’Est en Ouest. En 1990, le Los Angeles Times interrogea l’ensemble de l’Europe : «Quelle est l’ethnie que vous détestez le plus ?» Tchèques, Polonais, Hongrois, etc. désignèrent à 80% leur ennemi intime : le Tsigane et le Rom.

Aujourd’hui, 60 millions de Français, de souche ou non, stigmatisent un amalgame de 20 000 malheureux. De toutes obédiences, des maires donnent de la voix pour appeler à la liquidation des camps illégaux. Mielleux : pour le bien des campeurs comme celui des riverains. Au journal télévisé, les pelleteuses en action écrasent cabanes de planches et abris de plastique, les bulldozers s’acharnent sur les vieilles guimbardes disloquées, dans la boue s’éparpillent les restes des poupées et les feuilles souillées des cahiers d’écoliers. Les expulsés contemplent sans mot dire le saccage de leurs maigres possessions, ils sont au-delà des larmes et s’en vont. Ils portent leur essentiel vital sur le dos, tirant les enfants mal réveillés par la main, avec une telle dignité qu’il m’est impossible d’affirmer que j’en serais capable.

Gourbis. Rien n’étant prévu pour les reloger, ils investissent d’autres terrains vagues, s’entassent dans d’autres camps tout aussi illégaux et, travail de Sisyphe, remontent les mêmes gourbis avec bric et broc. Certains, épuisés, campent sur nos trottoirs et, la nuit, protègent leurs enfants dans des cabines téléphoniques hors d’usage. C’est ainsi que nos édiles locaux, nos partis nationaux et leurs modestes administrés mènent campagne, entamant une absurde croisade contre les va-nu-pieds qui défigurent nos villes. Sales, pouilleux, d’une façon ou d’une autre physiquement et mentalement contagieux, ils n’ont pas vocation à l’intégration, donc pas de place chez nous. La porte !

Jadis, on goûtait dans les écoles de la République les exploits d’Esmeralda et l’obstination de Gavroche. Les miséreux et les Tsiganes ne sont pas objets d’opprobre dans l’œuvre de Victor Hugo, gloire nationale s’il en est. Le Panthéon a-t-il étouffé sa voix ? Dans un pays qui compte, depuis un siècle au moins, un fort taux d’immigration, Italiens, Polonais, Espagnols, Portugais, Maghrébins, Africains et Juifs de partout, les milliers de Roms qui hantent nos cités sont une goutte d’eau, une plaisanterie démographique, un prétexte cruel, un argument idéologique. Que des rattrapages d’opinion perdue puissent se jouer autour d’une mise aussi farfelue en dit long sur la maladie mentale qui paralyse ce peuple proclamé parmi les plus tolérants.

Maltraiter et expulser n’est pas enfermer et gazer dans les camps de la mort. Le Rom ne partage ici pas la condition finale du Juif. Il n’en reste pas moins qu’il pue, qu’il mendie, qu’il a la gale, qu’il vole, qu’il est paresseux, qu’il ne se lave pas, ni ne se soigne, ni n’envoie ses enfants à l’école, ni, ni, ni. En résumé, il n’est pas comme vous et moi propre et net, toujours dans le droit chemin. Mais répondez-moi : quel est cet être, sans cesse montré du doigt, sans cesse rejeté, sans toit, sans eau, sans électricité, sans droit au travail, sans, sans, sans… capable d’accomplir de tels miracles ? Seulement 30% des enfants roms sont scolarisés, dit-on d’un air sévère, pointant leur refus obstiné d’éducation. J’admire : comment font ces 30% d’enfants ballottés en permanence d’une commune à l’autre ? En procédant à leur exclusion systématique, nous fabriquons «les Roms» comme exemple de sous-humanité, nous administrons la preuve par neuf qu’il y a des êtres qui ressemblent peu ou prou à des humains, mais qui ne seront jamais comme nous hygiéniques et éduqués, ou du moins éducables ; ne préfèrent-ils pas la boue au savon et la mendicité à l’école ? Et si, dans de rares circonstances favorables, certains s’adaptent, intègrent sagement les salles de classe pour en sortir parfois premiers, ces gens-là vivent en tribu et n’en restent pas moins solidaires des malchanceux voire des malandrins de leur extraction.

93% ! Halte au feu ! Non seulement les Roms portent la pollution sur leurs épaules, mais posséderaient-ils le don d’ubiquité ? Peu nombreux, ils sont partout, et partout perturbent le cours harmonieux de nos existences, dans le métro, dans nos musées, dans nos banlieues, nos villes et nos campagnes… Sinon comment expliquer une telle unanimité ? Peu importe que tu en aies croisé ou non, d’où te vient une telle assurance ? De la rumeur, puisque les statistiques ethniques sont interdites chez nous. Du racisme ordinaire, auquel nul n’échappe. Du rejet de l’étranger et, parmi les étrangers, du maillon le plus fragile. La Loi du dernier (Boukovsky) prévaudrait-elle en douce France ? Ou comment le faible se sent fort en écrasant celui du dessous.

Xénophobie. Je suis allé en Roumanie dans les villages roms et les quartiers réservés. Le sort des Roms y reste moins enviable qu’en Europe occidentale, il y en a qui survivent dans les ordures, d’autres, plus rares, qui réussissent à franchir les barrières sociales et les frontières de la xénophobie. Il y en a qui exercent des boulots plus ou moins réguliers, la Roumanie reste un pays très pauvre. Il y en a qui dégotent six mois par an un emploi à l’étranger, il y en a, par poignées, qui suivent les stages d’adaptation à la modernité financés par George Soros et sortent du cycle infernal de l’exclusion. Des qui voudraient vivre mieux sur place (une majorité semble-t-il). Des qui préfèrent circuler dans l’Europe entière (ce qui est leur droit le plus strict). J’en ai croisé quelques-uns enthousiastes de leurs voyages en Extrême-Orient. J’ai interrogé des mafieux, des exploités et des êtres libres.

Bref, ils sont, comme tous les habitants de la planète, non seulement différents des autres, mais différents entre eux, certains respectueux de leurs coutumes, d’autres amoureux des nouveautés radicales, ou les deux. Sur 10 millions de Tsiganes européens, on en compte 1 850 000 en Roumanie, 750 000 en Bulgarie, autant en Hongrie, le reste dispersé sur tout le continent. Pas de quoi s’épouvanter des 20 000 qui passent pour exaspérer 65 millions de Français.

Encore un effort pour être républicains : des logements transitoires décents, des campements salubres illustreraient mieux le pays de Villon, la République des sans-culottes, les vagues souvenirs de charité chrétienne, la solidarité des ébranlés qui fondent notre démocratie. Nous avons peur, chômage et niaiserie aidant, non pas des Roms, mais de leur ressembler aujourd’hui, demain. Il n’y a pas si longtemps, mon grand-père pour survivre ramassait des chiffons dans les poubelles de Vienne en Autriche. Une lecture ou relecture obligatoire des Misérables serait de salubrité publique.

André GLUCKSMANN philosophe et essayiste

 

 « Mourir à quelques mètres de l’arrivée, c’est comme mourir deux fois »

Par Salvatore Aloïse

Le journaliste du Monde rencontre un réfugié erythréen qui lui raconte que pour réussir une migration, il faut beaucoup de chance.  » Tout se joue au moment d’embarquer » car « le bateau sera perdu par le passeur ». Du coup, la sécurité de la barcasse tient souvent du prix que les migrants acquittent au passeur. Le jeune Erythréen avait versé 1 500 dollars, mesure-t-on ce que c’est pour un pauvre ?

Quand c’est l’heure, un soir, il s’embarque avec un petit sac à dos, des gâteaux secs et de l’eau. Deux jours et demi, parfois plus s’il y a une panne d’essence. Parfois, après interception  par la police, prison et renvoi, il faut recommencer, être sûr que les Maltais qui ne veulent pas autoriser le débarquement soient attentionnés pour donner un peu d’essence et continuer vers l’Italie.

Partir pour quoi ? Pas seulement pour la vie meilleure, mais aussi échapper au service militaire en Erythrée jusqu’à 40 ans, alors que certains avaient déjà commencé des études. On ne quitte pas un pays pauvre de 5 millions d’habitants, mais une dictature. Quand on a la « chance » d’avoir un permis de séjour, on n’est pas réfugié… Les survivants interrogés par Salvatore Aloïse plaident pour des « couloirs humanitaires » pour éviter les mafias qui s’enrichissent sur le dos des Somaliens, Erythréens et Syriens.

Article ici

,

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.