Par les temps qui courent d’hypermobilité valorisée par nos sociétés jusqu’à pousser les étudiants à partir faire des études « ailleurs » alors qu’ils ont tous les cursus sur place, on peut réfléchir sur deux cas d’auteurs qui ont vécu quasiment à la même époque et qui ont été très casaniers. Deux génies de la pensée.
L’un à Königsberg, Emmanuel Kant. L’autre à Paris, Denis Diderot. Le premier a encore moins voyagé que le second, puisqu’il n’a pas quitté sa ville jusqu’à sa mort à 80 ans en 1804. Le second est né à Langres, vient étudier à l’âge de 15 ans à Paris qu’il ne quittera que quatre fois pour revenir dans sa ville natale régler des affaires familiales et quelques rares fois pour un voyage à La Haye et un à Saint-Pétersbourg (1773-1774).
Ces destins nous interrogent sur l’utilité des voyages. Un vieux débat qui n’est pas clos et ne le sera sans doute jamais, comme l’a pensé l’historien Daniel Roche (Humeurs vagabondes, Fayard). Un débat qu’il faudrait mener avec des Chinois qui n’ont jamais eu la fièvre voyageuse comme les Européens. Avec Philippe Descola qui vient de montrer que ‘l’obsession de la découverte n’est pas universelle » (Le Monde, 13 novembre 2013).
Kant qui a publié une « Géographie physique », certes pleine d’âneries, avait accès à une bibliothèque qu’il connaissait de fond en comble. Bien sûr, sa vie de vieux célibataire endurci ne fait pas envie mais elle n’en interroge pas moins sur l’utilité de la mobilité pour penser. Montaigne ou Montesquieu n’auraient sans doute pas été aussi riches dans leurs écrits s’ils n’avaient pas voyagé. Mais Diderot l’est-il moins ? Son usage de ce qu’il sait des autres peuples, en particulier par ses lectures semble lui suffire pour sa philosophie.
Il faut juste qu’on se demande dans les grands gaspillages sans cesse dénoncés (L’Expansion, novembre 2013) si nos mobilités sont si nécessaires et s’il ne faudrait pas penser à un peu plus de justice mondialisée pour éviter que les uns (du Nord de la planète) puissent circuler à leur aise tandis que les autres (du Sud) seraient assignés à résidence. Cette question des mobilités internationales et l’injustice qui pourrait nous révulser avant que l’ONU et autres organisations internationales s’en occupent, il ne faut pas voir peur de la poser.