Comment s’habillent les êtres humains ?


Ce numéro de la revue La Géographie  explore la manière avec laquelle les hommes s’habillent.

Voici en primeur un des articles qui présente quelques thématiques sur une possible géographie du vêtement.

Peut-on faire une géographie des vêtements ?

Tulle, dentelles d’Alençon ou du Puy, valenciennes, toile de Jouy, indiennes, jersey… Tant de toponymes décrivent des étoffes qu’on en viendrait spontanément à penser à des « terroirs textiles » qui décriraient les rapports que les sociétés entretiennent avec leurs tissus et leurs vêtements. Comme le rappelle Claude Fauque dont on cite beaucoup ici le remarquable livre L’industrie des désirs (IFM/Regard), le goût des étoffes et des vêtements est un désir partagé. Mais le comprendre du point de vue de l’espace suppose de reconstituer un puzzle fait de pièces géographiques où la géographie des étoffes et des modes ne constitue qu’un petit bout de la chaîne qui mène aux vêtements.

Le sémiologue Roland Barthes insiste : « L’homme s’est vêtu pour exercer son activité signifiante. Le port d’un vêtement est fondamentalement un acte de signification, au-delà des motifs de pudeur, de parure et de protection. C’est donc un acte profondément social installé au cœur même de la dialectique des sociétés. »[1] Mais Barthes ne dit jamais que le textile et le vêtement doivent énormément à la littérature, à la peinture, aux livres de voyage, aux inventaires qui ont été faits et qu’il faut dénicher dans les bibliothèques. Telle société s’empare ici des brocarts d’Italie, là des lainages anglais ou des soies de Chine, pour des modes qui finissent par passer. Claude Fauque a une expression parlante pour raconter cette passion textile : « l’industrie des désirs » dont elle voit trois grandes étapes avec les Croisades qui ont relié comme jamais ce qu’on appelait alors l’Orient à l’Occident, les indiennes imprimées qui ont modifié le rapport de la couleur et des tissus et, enfin, l’invention des fibres nouvelles qui désarriment  l’humanité de la nature.

L’historien Michel Pastoureau a montré combien les couleurs sont un champ d’exploration très riche : rien ne s’est passé sans une demande, sans l’invention et l’esprit de nouveauté. Les sauts techniques naissent de désirs humains souvent irrépressibles qui se sont promenés dans l’espace mondial par le passé et qui transitent encore d’une région à l’autre. D’où le foisonnement de styles locaux dont certains ont pu être internationalisés sinon patrimonialisés afin que nos vêtements nous parlent, quelque part, de nos territoires. (Gilles Fumey)

Entretien avec Claude Fauque, auteur, spécialiste d’histoire des textiles (professeur à l’Institut français de la mode)

G.F. : Les vêtements sont-ils des « adaptations » aux milieux physiques ?

Claude Fauque : C’est la première question qui vient pour marquer le rapport aux territoires que la nature des tissus choisis longtemps en accord avec les disponibilités des milieux : ici chez les Inuit on s’habillait avec les peaux, là en milieu chaud avec les pagnes légers en lin, ailleurs on portait du feutre ou de la laine. L’histoire des techniques vestimentaires est une longue série d’affranchissements vis-à-vis de ces contraintes dont il ne reste que des survivances folkloriques. Le doute s’installe aujourd’hui que les chemises bien nommées « hawaïennes » se sont banalisées sous toutes les latitudes et que les shorts envahissent jusqu’aux espaces urbains les plus huppés).

Mieux : la cravate qui est une invention européenne est de moins en moins portée en Europe et de plus en plus valorisée en Afrique ou en Asie. Dans les métiers tertiaires, elle est une marque d’émancipation professionnelle ou un code vestimentaire précis. De fait, le lien entre le vêtement et le travail a désigné de multiples vêtures distinctives chez les paysans ou les ouvriers, même si durant la période maoïste en Chine, le col Mao a été imposé du haut en bas de l’échelle sociale.

Peut-on classer le tee shirt et le jean américain comme stades ultimes de l’adaptation pour des sociétés désormais urbanisées ? Né de l’industrie de la maille, le tee shirt vient du maillot de corps européen qui a remplacé progressivement la chemise depuis la fin du XIXe siècle. Quant au jean véhiculé comme icône de la liberté, son tissu indigo, également d’origine européenne, bien adapté au travail,  s’exportera surtout depuis l’Amérique d’après-guerre avec les images du cow boy donnant l’illusion de liberté à des sociétés qui sortaient des carcans victoriens. Aujourd’hui, sa fabrication robotisée a orienté la production de masse vers la customisation par les marques : imaginaires du chasseur des bois, de l’ouvrier en bleu, du paysan, du gentleman farmer, du champion olympique… On est loin de la vénérable toile « de Nîmes ».

Puisque la mode s’est imposée dans nos sociétés pour varier et faire évoluer les tenues vestimentaires, peut-on dire que la mode est un phénomène universel ? La haute-couture appartient-elle à la mode ?

Oui, il a toujours existé des phénomènes de mode, mais rappelons-nous que l’espérance de vie était courte et que fabriquer des vêtements de manière artisanale demandait plus de temps que dans une usine aujourd’hui. Donc, les phénomènes de mode étaient lents à se mettre en place et à évoluer. Cela dit, dans l’Antiquité, la mode était plutôt orientée sur le port des bijoux. Au XVIe siècle, elle s’accentue avec l’observation des comportements des acheteurs et parce qu’on a les ressources pour changer (et faire changer) de styles de textile et de coupes. L’histoire montre qu’elle est souvent impulsée par le haut dans le but de dominer mais surtout, à l’inverse, de rapprocher les populations entre elles. Certes, après la Seconde Guerre mondiale, la haute couture connaît son âge d’or avec l’enrichissement considérable d’une partie supérieure des populations et, surtout, parce qu’on a soif de retrouver féminité et futilité.  Mais elle marque une transition aussi entre une société hiérarchisée par les classes sociales. Les grands couturiers travaillent encore à la main, avec des patrons et des revues. Le prêt-à-porter des années 1960 fait émerger des créateurs et des stylistes, qui font souvent leurs classes chez les grands couturiers.

La haute couture reste artisanale et ne vend que pour quelques personnes, rentabilisant ses affaires par les ventes de parfums, d’accessoires et les vêtements de prêt-à-porter, les créateurs alimentant les saisons. La France a bien été au top à la fin du XIXe siècle jusqu’à l’après-guerre où la concurrence italienne a montré ses griffes, appréciée par sa grande réactivité et ses capacités créatrices (Armani, Valentino). En Europe, la Grande-Bretagne lance des phénomènes de mode comme la minijupe dans une société où la jeunesse renouvelle la musique avec les instruments électriques. Aujourd’hui, les grands magasins à l’américaine mènent le bal. Les fashion weeks ne demeurent finalement qu’en Europe qui tente d’exporter son modèle dans les pays du Golfe. La structure industrielle a pris le dessus sur le modèle des couturiers qui sont à la remorque de grands groupes comme LVMH en France. Rares sont les indépendants qui ont gardé une notoriété internationale comme Christian Lacroix qui n’a d’ailleurs pas pu garder sa maison de couture…

Peut-on explorer les liens entre les religions et l’habillement ? Quelles sont les influences ?

Dans l’habillement comme dans tous les signes sociaux distinctifs comme l’alimentation, les religions donnent des prescriptions. Les femmes ont souvent porté des voiles et tissus sur la tête, comme ce fut le cas des religieuses autrefois et des femmes de nombreux pays musulmans aujourd’hui. Les protestants ont introduit la couleur noire, le bleu au travail, le blanc, les tissus de qualité. Plus spectaculaires étaient les fraises dont le développement a été sans doute porté par la découverte de l’amidon et qui se sont réduites progressivement à l’état de collet au XVIIIe siècle. Plus généralement, il me semble que les vêtements des dignitaires religieux sont liés au pouvoir. Ils sont hérités de la toge que les rois ont porté comme un manteau et qu’on retrouve dans la robe des juges et des avocats qui joue un rôle à la fois de cache, mais aussi une fonction d’uniformisation et, surtout, de reconnaissance. D’une manière générale, l’habit fait bien le moine.



[1] R. Barthes, La mode et les sciences humaines, in Le bleu est à la mode cette année, Paris, IFM/Regard, 2001.

 

Pour des infos supplémentaires sur ce numéro  : c’est  ici

Le Japon, pays intime
par Lionel Cime, p. 6

Les vêtements pour désirer le monde
entretien avec Claude Fauque, p. 10

Vêtement et mondialisation
par Brice Gruet, p. 15

La matière de nos vêtements  p. 19

Tissus d’écume
par Philippe Metzger, p. 21

Géopolitique de la mode, p. 24

Petite géohistoire des étoffes
par Gilles Fumey, p. 26

Se vêtir de peaux de bêtes
par Jean-Robert Pitte, p. 30

Le textile dans la mondialisation malheureuse
p. 32

Port-folio : Les hommes de sable de Choïna
p. 34

Le Musée imaginaire : Initiations
par Brice Gruet, p. 42

Bonnes feuilles : Sienne, 1338
p. 48

Les nouvelles de la géographie
p. 50

Aimer la mer au Japon
par Daniel Oster, p. 62

Le gazon, tout un monde
par Christian Grataloup, p. 64

Le coton et la mondialisation
p. 66


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