La Chine a été le seul pays à maitriser (par la force) sa démographie. Un exploit pour un pays de cette taille. Maintenant, l’étau de l’enfant unique se desserre. Dorian Malovic a publié un excellent article là-dessus (1)
«A table ! » Les différents plats du dîner forment une belle étoile de couleurs sur la grande table de la famille Niu. Poulet vapeur, oreilles de cochon en lamelles, épinards à l’ail, racines de lotus au gingembre et riz nature.
Le petit garçon de 12 ans, Jian, révise studieusement ses devoirs pour le lendemain et quitte avec regret sa table de travail installée dans le salon. Les parents sont déjà assis à table. Le père, 35 ans, est un petit industriel dans le textile ; la mère, 37 ans, est médecin dans un hôpital de cette grande ville industrielle de la province du Shanxi, dans le nord de la Chine. Soudain, la porte d’entrée s’ouvre. « C’est Yun, notre grand fils de 16 ans, qui revient de sa leçon du soir d’anglais ! », se réjouit la mère.
En calculant, on arrive rapidement à la conclusion que les deux garçons de la famille Niu sont nés bien après la mise en place officielle de la politique de l’enfant unique en Chine, soit 1979. Yun est né en 1997 et Jian en 2001. Le premier n’est « même pas » une fille, ce qui aurait pu encore justifier, aux yeux des autorités, la naissance d’un second enfant, du moins dans les campagnes. Mais nous sommes en ville ici, où, depuis son lancement, le contrôle des naissances a toujours été le plus strict.
Les parents expliquent, alors, avec de grands sourires, comment ils ont pu avoir… deux garçons. « Pour le premier, aucun problème, explique la mère. Pour ma deuxième grossesse, j’ai dû être discrète à l’hôpital. Et je suis partie dans le village de mes parents pour accoucher secrètement », raconte-t-elle, comme si cette histoire était d’une grande banalité. Le père ajoute qu’il était hors de question d’avorter. En tant que médecin, la mère avait pu faire une échographie et savoir le sexe du bébé grâce à une collègue, autre démarche interdite. Elle avouera plus tard, durant le dîner, qu’elle a été contrainte de pratiquer, dans la maternité de son hôpital, tant d’avortements à un stade très avancé de la grossesse qu’elle a voulu « au moins, en tant que médecin, sauver (son) propre enfant ».
Si tout ce processus semble relativement facile dans une Chine en plein développement où « tout » peut s’acheter avec des « enveloppes rouges » sous la table, il restait toutefois la dernière étape, presque la plus importante : l’enregistrement de l’enfant « en ville » et non à la campagne. Car il fallait qu’il puisse vivre avec ses parents, aller à l’école, etc. Pour cela, il lui fallait obtenir l’indispensable hu kou, ou certificat de résidence. C’est là qu’une tierce personne est intervenue. Le père raconte : « J’ai demandé à ma sœur, légèrement plus âgée que moi, de devenir administrativement sa mère. Elle n’a pas hésité une seconde. Notre second fils est donc son enfant, aux yeux des autorités. » Pas de questionnement sur la filiation : les parents et les deux enfants vivent ensemble, les documents ne sont que des paperasses. À leurs yeux, la sœur aînée du père n’est pas la mère du petit garçon. Les situations de ce genre sont si nombreuses en Chine que personne ne viendra poser la moindre question aux parents.
Dans son cabinet de psychanalyste à Chengdu, Huo Datong, marié sur le tard et père d’une petite fille, souligne qu’il ne peut pas aussi facilement contourner la loi : il est enseignant à l’université du Sichuan, donc fonctionnaire. « Je risquerais de perdre mon poste et mes avantages, si j’avais un deuxième enfant », dit-il.
Pourtant, dans la mentalité chinoise, une grande famille est symbole de prospérité. Avec la politique de l’enfant unique, la préférence pour les garçons, qui assurent la continuité du clan, a prévalu. Cependant, dans les campagnes, les résistances ont été très fortes : aujourd’hui, on y voit des familles de deux ou trois enfants. En effet, dans les villages où tout le monde se connaît, la répression par les autorités locales était plus difficile qu’en ville, où l’anonymat prévaut. Dans les grands centres urbains, l’application drastique des contraintes, avortements forcés, punitions, perte d’emploi, auraient empêché près de 200 millions de naissances dans les premières années ayant suivi l’entrée en vigueur de la loi.
Dans la pratique, cette loi n’a jamais vraiment concerné toute la population chinoise. Ainsi, les minorités musulmanes, tibétaines, coréennes ou mongoles ont toujours pu avoir plusieurs enfants, à l’image de la Tibétaine Ciren Zhuoga, patronne d’une petite filature, rencontrée à Lhassa, qui a trois filles. Dong Ke Er Cuo, jeune étudiante mongole à Lanzhou, dans le Gansu, a, elle, plusieurs frères et sœurs. Un privilège que les Chinois de l’ethnie han, très majoritaire, jalousent.
Cependant, avec le développement économique et la multiplication des entreprises privées, même dans les villes, les couples qui réussissent dans les affaires n’ont plus à craindre de perdre leur emploi pour avoir transgressé la loi sur l’enfant unique.
Prenons, par exemple, le jeune Mac, 22 ans. Il a une grande sœur. Ses parents, petits industriels dans la province centrale du Henan, ont eu largement les moyens de payer l’amende imposée aux couples ayant deux enfants, amende dont le montant varie selon le PIB de la ville de résidence. A Pékin, Shanghaï ou Canton, ces amendes peuvent atteindre plusieurs dizaines de milliers de yuans, mais, lorsque les parents rusent et enregistrent leur deuxième enfant dans leur village d’origine, ils réduisent considérablement le montant de la pénalité. Par la suite, leur réseau professionnel leur permettra de changer le lieu d’enregistrement de l’enfant.
Ainsi tous les enfants chinois ne sont pas, tant s’en faut, « enfants uniques ». À la fin des années 2000, les démographes évaluaient leur nombre à un peu plus de 150 millions, soit deux enfants sur trois nés dans les villes, mais un sur trois à la campagne.
Aujourd’hui, en dépit de l’assouplissement progressif de la politique de l’enfant unique, on constate que les jeunes couples d’une vingtaine d’années n’ont spontanément qu’un enfant. Claire Zen, mariée il y a trois ans dans la province du Guangdong, n’a qu’un petit garçon. Non seulement son mari est fonctionnaire et il lui est donc interdit d’en avoir deux, mais Claire, qui a voyagé à l’étranger, estime qu’« un seul enfant suffit », car « la vie est chère aujourd’hui en Chine ». C’est un discours fréquent parmi la jeune génération, prompte à dire : « Nous sommes trop nombreux en Chine ! »
Le paradoxe apparaît cependant dès que l’on évoque l’avenir : « Nous voulons partir vivre à l’étranger, souffle Claire. Les conditions et la qualité de vie seront meilleures pour notre famille, l’éducation meilleure pour notre fils et… nous pourrons en avoir un second. Je ne veux pas que notre fils soit enfant unique. »
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Source : La Croix, 14/2/2014
La Géographie, revue, numéro spécial, octobre 2013 ici