La nourriture comme une arme


Affamés, Mathausen (Allemagne, 1945)

De la révolution industrielle aux camps nazis, la nourriture a toujours servi d’arme. Et aujourd’hui encore, selon le philosophe Olivier Assouly, elle est l’instrument politique de l’économie de marché.

Recueilli par Jacky Durand, Libération 15 février 2014

Professeur de philosophie, Olivier Assouly concentre ses travaux autour des normes religieuses, idéologiques, politiques et marchandes liées aux nourritures, au goût et aux gestes alimentaires. C’est en lisant les récits des survivants des camps de concentration nazis (Primo Levi, Imre Kertész, David Rousset…) que s’est imposée l’idée maîtresse de son dernier livre, l’Organisation criminelle de la faim (Actes Sud) : l’instrumentalisation de la faim sert depuis longtemps des objectifs militaires et économiques, mais les nazis l’ont poussée à un niveau inédit de criminalité. Et, de nos jours, l’organisation de la faim profite à l’économie de marché.

Pour vous, la faim devient un instrument politique avec la modernisation capitaliste du travail ?

Avec l’industrialisation naissante, il s’est agi de pousser des masses d’hommes qui vivaient dans des milieux ruraux à vendre leur force de travail, et la faim fut un excellent moyen de les y conduire en «douceur» et immanquablement. Il suffit de privatiser complètement l’accès des champs communaux («commons»), comme en Grande-Bretagne au XVIIe siècle, pour pousser les individus à vendre leur force de travail dans les manufactures urbaines. Au XVIIIe siècle, l’homme d’Eglise Joseph Townsend explique que la faim est plus efficace que la loi, difficile à appliquer, pour contraindre les récalcitrants à travailler. Ce moment converge avec le besoin pressant en main-d’œuvre de la part de l’industrie naissante.

En quoi priver l’homme de nourriture le renvoie à sa réalité animale et organique ?

Lorsqu’on limite les apports alimentaires, ne serait-ce qu’au strict minimum, comme le propose l’économiste David Ricardo (1), pour définir le montant du salaire correspondant stricto sensu au renouvellement de la force de travail, on écarte toute la dimension symbolique (règles sociales, traditions, différences entre cuisines) qui permettait de sélectionner des nourritures parmi des aliments comestibles. L’affamé n’a d’autre choix que de manger tout ce qui est mangeable, sans exception. Dans des conditions extrêmes, les déchets comme les épluchures deviennent nourritures et l’homme renonce de fait à son humanité. Il se bestialise, ce qui est encore différent de l’animal qui, pour sa part, vit sauvagement mais librement.

Vous dites que provoquer la mort par inanition est un assassinat sans arme ?

Au lieu d’avoir un contact direct avec la victime, il suffit de jouer sur le levier qu’est l’accès à des nourritures et à des moyens de subsistance, le blocus. A la différence de la violence classique qui provoque la mort immédiatement, avec la famine organisée, les choses se réalisent dans un temps plus long en sachant que l’issue ne fait pas de doute. Finalement, on meurt de sa faim ; dans la guerre, on meurt par la main de l’autre.

Quand et pourquoi les nazis ont-ils pensé l’organisation criminelle de la faim ?

L’usage de la faim se retrouve au moins à trois niveaux. Premièrement, pendant la guerre, ils privent les prisonniers, notamment soviétiques, du nécessaire pour survivre. Ce geste, aussi inhumain qu’il soit, demeure «classique». C’est un moyen de coercition exercé à l’encontre de l’ennemi, ce dernier reste humain. Deuxièmement, les nazis élaborent un plan d’occupation de l’Europe de l’Est, le Generalplan Ost, en vue de la reconquête de l’«espace vital» qui prévoit d’administrer les populations, qu’on traite comme des flux, en affamant une grande partie des Slaves et en asservissant les autres, transformés en ilotes au service des Aryens. Troisièmement, l’autre forme, la dernière, est celle qui sévit dans les camps de la mort : les détenus aptes au travail sont conservés momentanément en vie, exploités et en même temps affamés. L’équation technique, raciale et économique consiste à optimiser l’espérance de vie en réduisant au maximum les apports alimentaires. C’est une question d’ajustement et elle se pose comme telle pour les nazis. Je renvoie au témoignage de Hans Münch, médecin à Auschwitz (2) : combien de temps avec 1 000 calories par jour un détenu est-il exploitable ? Ce qui m’a paru édifiant, c’est le soin pris à rationaliser ces processus ; aujourd’hui, on parlerait volontiers de «gestion» et c’est à partir de là qu’on peut dresser un parallèle avec la manière dont les économistes libéraux calculent le coût de la force de travail, notamment avec l’industrialisation.

Quelle était la fonction de la famine dans les camps ?

La fonction élémentaire est évidemment punitive, mais le choix de la punition me semble lui-même essentiel : du point de vue de l’idéologie nazie, les Juifs brassent de l’argent et ils sont accusés de voler les richesses alimentaires qui sont fondamentalement agraires, issues du sol et à l’intérieur de l’«espace vital» des «authentiques» habitants de l’Allemagne que sont les Aryens. Affamer un Juif, c’est donc indirectement rétablir un équilibre que celui-ci avait directement mis à mal en ponctionnant des denrées. La faim assassine est, sous cet angle, pure normalisation.

A cette motivation idéologique s’ajoute une motivation économique : celle de tirer les dernières forces des moribonds au moindre coût.

En quoi la famine est-elle devenue une sorte d’épouvantail pour justifier une agriculture ultraproductiviste ?

L’argument remonte au moins au XVIIIe siècle, quand Malthus affirme qu’avec une capacité de production alimentaire limitée, la croissance démographique ne peut qu’être une source de péril. L’argument qui prévaut aujourd’hui est plus directement économique : le propos de nombre de politiques et d’experts, et surtout de firmes agroalimentaires, qui jouent sur la peur et se veulent alarmistes, consiste à affirmer que l’usage d’une agriculture intensive est absolument nécessaire pour nourrir les 10 milliards d’habitants en 2050.

Cet argument est exploité par des firmes pour imposer et généraliser la culture des OGM. Or la question est mal posée : comment peut-on penser les nourritures de l’humanité de manière purement alimentaire, technique et comptable, en termes de rations caloriques, comme s’il s’agissait de nourrir du bétail ? Il faudrait du reste soulever la question de la bestialisation des animaux d’élevage. Mais, en plus, la réponse est totalement discutable. Des voix s’élèvent, notamment au sein de l’ONU, pour affirmer que des modèles agroécologiques sont efficaces et capables de relever ce défi démographique.

Pourquoi dites-vous que «plus que jamais la famine et la faim font partie de notre monde» ?

J’ai essayé de montrer que la faim peut aussi se ressentir le ventre plein. En effet, cette sensation ne peut être limitée à la déplétion, ce manque réel de nourriture au sens habituel, car la faim n’est pas complètement mesurable : la limite entre besoins et désirs est extrêmement perméable. C’est un sentiment subjectif. On peut alors jouer de diverses manières avec les seuils qui définissent la frontière entre satiété et déplétion. C’est le cas des ascètes, des anorexiques, des grévistes de la faim, etc.

A partir de là, la faim peut être encore vive alors même que les apports énergétiques sont parfaitement suffisants : c’est bien la possibilité de manger au-delà du nécessaire (de se déréguler) qui est une des caractéristiques de l’espèce humaine, et c’est à partir de là qu’on peut manger sans faim réelle mais en ayant autrement faim, voire cette fois sans limites. C’est le cas de la boulimie, dont la généralisation à l’échelle de la civilisation, sous l’action des industries, conduit à un événement d’une portée exceptionnelle dans l’histoire de l’homme : l’obésité. La gourmandise était individuelle, l’obésité est planétaire, pandémique. Cela témoigne d’une crise des valeurs sociales, morales et religieuses qui régulaient les ingestions de nourritures.

La suite est ici

——————

(1) «Des principes de l’économie politique et de l’impôt» (1817), de David Ricardo.

(2) «Faim et espérance de vie à Auschwitz» (1947) in «Auschwitz» de Léon Poliakov (Folio, 2006).


Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.