Dans les approches culturelles que nous avons de la musique, on trouve encore souvent cette mention de musiques qui seraient « noires ». Avec l’idée que la musique cubaine pourrait être liée à l’Afrique subsaharienne, par exemple. La Cité de la musique traite actuellement de cette question dans l’exposition « Great Black Music » avec l’anthropologue rennais Emmanuel Parent.
Une exposition risquée ? Pas tant que ça, si on sait que nombreux sont les musiciens africains et sud-américains pour lesquels cette idée de musique « noire » ne pose pas de problèmes. Les musiciens de Mondomix, cités dans l’exposition, révèlent que le Brésilien Carlinhos Brown voulait créer un « centre de la musique noire » à Salvador de Bahia… Et l’expo de la Cité de la musique a été précédée par des expos à Dakar et Johannesbourg. Mais pour Emmanuel Parent (Libé, Next, 26 février 2014), « les ethnomusicologues africanistes n’arrivent pas à dire « noir » : ils sont trop pénétrés de la diversité ethnique du continent africain pour la subsumer sous un concept racial. »
Si le terme de race pose un problème en Europe, ce n’est pas le cas aux Etats-Unis même si ce n’est pas un concept valide scientifiquement. Le musicologue anglais Philip Tagg montre que la culture ou la musique par la race n’a pas de sens. En parlant d’un « romantisme survalorisant la musique noire […] avec, en toile de fond, un sentiment de culpabilité lié à l’histoire de la domination idéologique des Blancs. Ce qui revient à soutenir que les Noirs seraient géniaux par nature et rejoint les clichés racistes selon lesquels ils auraient la musique dans le sang, etc. »
Pour Tagg, les griots mandingues comme les joueurs de techno de Detroit, les jazzmen et les amateurs de reggae définissent bien des caractéristiques techniques d’une musique « noire »: call and response, blue note [note baissée d’une fraction de ton qui donne sa couleur musicale au blues], échelles pentatoniques,backbeat [accentuation des temps faibles], utilisation de riffs invitant à la danse… – même si ces procédés se retrouvent dans les musiques populaires britanniques. Les Etats-Unis ont été marqués par les musiques populaires européennes, des « bouseux » chantant des notes « sales » qu’on devrait traduire par « populaires ». Passant ainsi de la race à la classe.
La musique noire n’existerait pas pour les ethno-musicologues mais pour les joueurs de musique noire et leurs bons mots ? Pour Emmanuel Parent, « la race est une chimère, une construction, mais elle a façonné le monde contemporain. Nous devons reconnaître que l’approche raciale de la musique peut avoir été portée de façon positive par les individus que l’on désigne généralement comme étant des Noirs. »
Si on va plus loin dans l’analyse, on peut distinguer les musiques selon les sociétés coloniales qui les ont portées, les types d’instruments utilisés venus, par exemple, de l’aire culturelle bantoue. On peut distinguer aussi la qualité des liens culturels entre Blancs et Noirs, le rôle de l’abolition de l’esclavage, la ségrégation qui a survécu à cet événement : le jazz de la Nouvelle-Orléans n’est-il pas né dans une société coloniale avec ses strates de négritude (octavon, quarteron, métis, créole) ?
Mais quand on abolit l’esclavage, toute goutte de sang noir vous rend automatiquement « noir ». Ce qui est arrivé aux Créoles qui se pensaient comme des « Blancs », qui furent mélangés aux Noirs dans les écoles, ce qui donne naissance au jazz. Pour Emmanuel Parent, « tout à coup, la créolisation – cette formidable machine à créer du nouveau et de l’imprévisible, selon l’écrivain Edouard Glissant – est devenue la création des seuls Afro-Américains alors que les Blancs y avaient participé. »
Et le rap français ? Il montrerait qu’il agrège des attitudes culturelles à usage des minorités. Emmanuel Parent : « Prenons comme exemple l’Ecole du micro d’argent d’IAM : Akhenaton a des origines siciliennes, pour Shurik’n, elles sont africaines ; et à quoi font-ils référence dans cet album ? A l’Extrême-Orient, au répertoire du [groupe new-yorkais]Wu-Tang Clan, qui eux-mêmes sont devenus des spécialistes des moines shaolin en traînant dans les cinémas de série B de Chinatown. » Ce qui est noir américain dans le rap, ce sont des attitudes.
Avant, IAM avait fait De la planète Mars, où l’on retrouvait Sun Ra, les pharaons noirs et une égyptologie présente jusque dans leurs noms de scène. Ce qui est intéressant, ce n’est pas l’origine, mais l’acte de réappropriation. C’est toujours la même histoire qui se reproduit : le rapport des Noirs à l’Ancien Testament, à l’islam, à l’Ancienne Egypte. »
Emmanuel Parent conclut : « les esprits chagrins diront que cette exposition contribue à diffuser un cliché raciste, mais je pense que des forces beaucoup plus puissantes dans la société s’en chargent tous les jours. »
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Source : E. Launet et Sophian Fanen : « L’approche raciale de la musique a été portée par les Noirs eux-mêmes », Next, 26 février 2014
Un numéro de «Volume !», revue des musiques populaires, a été consacré à ce colloque (Vol. 8-1, 2011).