Ne pas être prophète en son pays ?


Un élément de géographie peu exploré : pourquoi ne peut-on pas être prophète en son pays ? Ou si peu ? Pourquoi tant d’exemples montrant qu’il faut s’éloigner pour avancer sur sa voie, ne pas avoir les enquiquineurs en travers de soi, franchir des frontières ? En géographie, il n’y eut pas aux Etats-Unis que Jean Gottmann (ou René Girard, Derrida en sciences sociales, etc.), en Belgique le géographe Elisée Reclus ou d’autres géographes encore qu’on ne nommera pas et qui ont dû migrer pour trouver compas à leurs talents. Nous ne parlons pas des Descartes ou Voltaire qui ont dû leur salut à des frontières politiques, ce qui n’est pas pire.

En France, nous avons un économiste solide, bosseur, brillant et… très jalousé. Au point qu’après avoir écrit un livre superbesur les inégalités dans le monde, Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty doive passer par les Etats-Unis pour être apprécié à sa juste valeur. Non pas dénigré, mais discuté point par point sur son travail.

Christophe Alix (1) raconte comment la Maison Blanche a reçu Piketty, via le secrétaire américain au Trésor Jacob Lew – à la demande de ce dernier – puis par des conseillers économiques du président Barack Obama.

« Au cœur de leurs discussions, le creusement continu des inégalités dans les principales puissances économiques mondiales, en particulier aux Etats-Unis où elles atteignent aujourd’hui un niveau sans équivalent. Cette donnée fondamentale de la mondialisation, dont même le FMI et l’OCDE ont fini par s’alarmer – après l’avoir longtemps négligée -, est illustrée par un retour en force sans précédent d’un capitalisme patrimonial qui contribue à enrichir encore plus les riches et dont le détachement du reste de la population est devenu une menace pour la démocratie. Une thèse que Piketty n’a cessé de peaufiner depuis une dizaine d’années et qui a fini par s’imposer au cœur du débat politique américain. »

La journaliste Lucie Robequain (2) était à New York pour suivre l’explication de Piketty sur la répartition des revenus devenue inégalitaire. « Thomas Piketty a créé un petit vent de stupeur en indiquant que, pour la première fois en 2012, les 10 % les plus riches s’étaient arrogé plus de 50 % des revenus distribués aux Etats-Unis. « Jusqu’où cela va-t-il aller ? Jusqu’à 60 % ou 70 % ? Les inégalités de richesse pourraient dépasser celles du XIXe siècle  », a-t-il insisté. »

Deux prix Nobel, Joseph Stiglitz et Paul Krugman, ont insisté sur ce livre économique « le plus important de l’année, voire de la décennie », ainsi qu’il l’avait écrit dans le « New York Times ». « Cet ouvrage représente un tournant dans la pensée économique », a abondé Branko Milanovic, économiste à la Banque mondiale. «  Nous pensons que les Etats-Unis sont une méritocratie, mais c’est de moins en moins le cas », a également relevé Joseph Stiglitz le 16 avril dernier. « Nous avons créé l’impôt sur le revenu avec la volonté d’être plus égalitaire que la vieille Europe. Mais nous réussissons à être pires aujourd’hui », a-t-il poursuivi en déplorant le pouvoir grandissant des héritiers.

Prophètes, levez-vous et franchissez les mers Rouges qui se dressent contre vous !

 

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(1) Libération, 17 avril 2014

(2) Les Echos, 22 avril 2014

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Dans Les Echos du 16 mai, cette excellente tribune de Kenneth Rogoff

 

Inégalités : l’oubli de Piketty

Kenneth Rogoff

Certes brillant, le livre de Thomas Piketty, « Le capital du XXI e siècle », oublie que le capitalisme, qui a accru les inégalités dans les pays riches, a sorti des milliards d’êtres humains de la pauvreté dans les pays émergents.

A la lecture du nouveau livre influent de Thomas Piketty, « Le capital au XXIe siècle », on pourrait conclure que le monde n’a jamais été aussi inégal depuis l’époque des nobles et des rois voleurs. Etrange, car la conclusion qui se dégage à l’issue de la lecture d’un autre excellent nouveau livre, « The Great Escape » d’Angus Deaton, est que le monde d’aujourd’hui est plus égal que jamais.

Qui a raison ? La réponse dépend de si l’on considère les pays individuellement ou le monde dans son ensemble.

L’observation principale du livre de Deaton est qu’au cours des dernières décennies, plusieurs milliards de personnes dans le monde en développement, notamment en Asie, ont échappé à des niveaux vraiment désespérés de pauvreté. La même machine qui a accru les inégalités dans les pays riches a nivelé le terrain de jeu à l’échelle mondiale pour des milliards de personnes. En regardant de loin et en accordant le même poids à, disons, un Indien qu’à un Américain ou un Français, les trente dernières années ont été parmi celles dans l’histoire humaine qui ont apporté les plus grands progrès pour améliorer le sort des pauvres.

Le livre brillant de Piketty documente, lui, l’évolution des inégalités à l’intérieur des pays, l’accent principal étant mis sur le monde riche. Une grande partie de l’engouement, qui a entouré son livre, a été le fait de personnes qui se considèrent comme appartenant à la classe moyenne dans leur propre pays, mais qui sont de classe moyenne supérieure, voire riches, selon les normes mondiales.

Les faits établis par Piketty et son co-auteur Emmanuel Saez au cours des quinze dernières années sont convaincants, leurs solutions pour les corriger beaucoup moins.

Les adeptes de la vision de Piketty se montreraient-ils aussi enthousiastes au sujet de sa proposition d’une taxe mondiale progressive sur la richesse si celle-ci visait à corriger les fortes disparités entre les pays les plus riches et les pays les plus pauvres, au lieu de celles entre les personnes riches selon les normes mondiales et les ultrariches ?

Piketty affirme que le capitalisme est injuste. Est-ce que le colonialisme n’était pas injuste, lui non plus ? En tout état de cause, l’idée d’une taxe mondiale sur la richesse est criblée de problèmes de crédibilité et d’application, outre le fait qu’elle soit peu plausible politiquement.

Bien que Piketty ait raison d’affirmer que le rendement du capital a augmenté au cours des dernières décennies, il écarte trop rapidement le large débat en cours parmi les économistes portant sur les causes. Par exemple, si le facteur principal est l’afflux massif de main-d’oeuvre asiatique sur les marchés commerciaux mondialisés, le modèle de croissance proposé par le prix Nobel d’économie Robert Solow suggère que les stocks de capital finiront par s’ajuster et les salaires par augmenter. Les départs à la retraite d’une main-d’oeuvre vieillissante finiront par faire grimper les salaires également. Si, d’autre part, la part de travail dans le revenu diminue en raison de la montée inexorable de l’automatisation, les pressions à la baisse sur cette part continueront, comme je l’ai expliqué dans le contexte de l’intelligence artificielle il y a quelques années.

Heureusement, il existe de bien meilleures façons de lutter contre l’inégalité dans les pays riches tout en favorisant la croissance à long terme de la demande pour les produits des pays en développement. Par exemple, le passage à une taxe sur la consommation relativement constante (avec une exonération importante pour en assurer la progressivité) serait un moyen beaucoup plus simple et efficace de taxer l’accumulation de richesses passée, surtout si le foyer fiscal des citoyens peut être lié à l’endroit où leur revenu a été gagné.

Une taxe à la consommation progressive est relativement efficace et ne fausse pas autant les décisions d’épargne que les impôts sur les bénéfices actuels. Pourquoi essayer de passer à un improbable impôt mondial sur la fortune, alors que des alternatives sont disponibles, qui sont à la fois favorables à la croissance, capables de mobiliser des recettes importantes et potentiellement progressives grâce à une exonération très élevée.

En plus d’une taxe mondiale sur la fortune, Piketty recommande un taux marginal d’imposition de 80 % sur le revenu aux Etats-Unis. Bien que je sois fermement persuadé que les Etats-Unis aient besoin d’une fiscalité plus progressive, en particulier en ce qui concerne les 0,1 % les plus riches, je ne comprends pas pourquoi il suppose qu’un taux de 80 % ne provoquerait pas de distorsions importantes.

Avant d’accepter le point de vue de Piketty selon lequel l’inégalité joue un rôle plus important que la croissance, il faut se rappeler que de nombreux citoyens dans les pays en développement comptent sur la croissance des pays riches pour les aider à échapper à la pauvreté. Le premier problème du XXIe siècle reste à aider les ultrapauvres en Afrique et ailleurs. Il est indispensable que l’élite des 0,1 % paye beaucoup plus d’impôts, mais n’oublions pas que, pour réduire les inégalités dans le monde, le système capitaliste a été extrêmement performant au cours des trois dernières décennies.

Kenneth Rogoff, est professeur d’économie et de sciences politiques à l’université Harvard. Il a été économiste en chef du FMI.

 

 


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