Le nomadisme, ça dérange. L’Histoire est pleine de ces traques contre les populations mobiles par celles qui ont choisi la sédentarisation au néolithique. Pourtant, jamais la planète n’a autant nomadisé. Ne parlons pas de ceux qui sont forcés par la misère ou la guerre, mais des touristes qui « déambulent, de-ci, de-là », comme écrirait Montaigne, pour leur plaisir.
Quatre chercheurs (1) qu’on appelle « de terrain », connaissant physiquement les populations dont ils parlent, dirigent l’ouvrage et publient des textes d’une vingtaine d’auteurs et des images de ce qu’ils appellent « les derniers nomades ». Mais pas ceux qui appartiendraient à un nomadisme proche de l’errance vagabonde et poétique d’itinéraires planifiés, mais ceux qui connaissent profondément les territoires, les savoir-faire complexes et les manières d’être originales.
Les auteurs comparent l’état actuel des nomadismes avec ce qui fut l’ordinaire des sédentarisations traumatisantes et des expérimentations productivistes de l’époque soviétique. Aujourd’hui, le nomadisme est reconnu comme un élément fondateur d’une culture, voire un mode de vie assurant… stabilité et autonomie. Le nomadisme a été moteur d’empires puissants comme celui de Gengis Khan.
Cet ouvrage très remarquable donne une approche globale du nomadisme par cinq entrées. « Milieux et mobilités » explore les écosystèmes et les savoirs écologiques de la taïga, de la toundra et des montagnes d’Asie centrale. De très belles cartes sur les parcours de nomadisation au Khazakstan et en Mongolie montrent des systèmes vivants, avec la parabole de télécommunication faisant partie des outils qu’on déplace avec les yourtes. Des monographies sur les Evenks, les Nénets, les Toungouzes et leur mobilité sont introuvables habituellement. Comment se déplace-t-on ? Les systèmes caravaniers avec les repérages, la mécanisation du transport montrent qu’il n’y a pas de contrainte qui ne soit pas vaincue par l’intelligence et la technique.
La deuxième entrée « Habiter le territoire » est un travail considérable sur les outils comme la maison et, notamment, la yourte, mais pas seulement. Mais aussi l’organisation spatiale autour de la yourte. Les maisons sur patins sont plus rares, tirées par des attelages de rennes mais pas moins utilisées l’hiver. La géographie des campements conduit à l’étude des « espaces sacrés », à la question du sentiment d’attachement, dans un pays où on « habite le pays sans vivre nulle part » (G. Delaplace). Le paysage se fait mémoire par les arbres, les parois rocheuses et leurs pétroglyphes. Les sociabilités nomades (espaces féminins, masculins), les fondements de l’hospitalité (festins, visites), les rituels saisonniers , les fêtes d’été comme la lutte mongole (dont on peut avoir un aperçu ici), les courses, le tir.
Le livre ouvre ensuite la question de « l’espace et temps du corps ». Avec la fabrique des sujets et les différentes étapes de la vie des enfants, l’école, le travail des enfants dans la vie familiale, les vêtements. Les techniques du corps et autres questions sur l’intimité dans la yourte, la danse, la cuisine, les sons et les bruits, rien ne manque à la compréhension de ces genres de vie.
« Hommes et bêtes en mouvement » avec force cartes et calendriers donnent à voir les troupeaux, les systèmes d’élevage, une étude fouillée sur les chevaux et les chameaux, les rennes et les moutons dans les aires pastorales. Les « animaux au singulier » sont ceux qui se distinguent des troupeaux pour des fonctions particulières, notamment les chiens ou certains « rennes consacrés » écartés de l’abattage. Le gibier et les pratiques géographiques de la chasse , y compris de l’ours et du loup, voire de la pêche, offrent des moyens de comprendre les imaginaires spatiaux des peuples nomades.
Ultime partie, « Nomades et sédentaires » reprend le thème du déclin ou de l’essor, la sédentarisation et ses temporalités, notamment pendant la période soviétique et, bien sûr, le nomadisme face à la question urbaine. Devra-t-on se contenter de traiter le nomadisme en termes d’héritages et de patrimoine ? Les auteurs ne prennent pas parti mais leur livre, encore une fois, remarquable, le fait pour eux.
(1) Nomadismes d’Asie centrale et septentrionale, Charles Stépanoff, Carole Ferret, Gaëlle Lacaze, Julien Thorez, Armand Colin, 2013