Les dirigeants sud-américains ne font rien comme les autres. Entre Ugo Chàvez ou José Mujica, Evo Morales prend aussi tout son relief de dirigeant indigène un peu décalé, brocardé dans la presse pour ses déclarations surprenantes ou incongrues. Mais cet homme, de culture Aymara, représente tout de même bien le changement politique de ces dernières années qui a correspondu à l’arrivée au pouvoir de personnalités « indigènes » ou noires: Mandela, Obama, et aussi Ollanta Humala, président du Pérou, n’auraient pas pu accéder au pouvoir il y a encore vingt ans. Cela change aussi de ces hommes politiques grisâtres et formatés de notre vieille Europe.
Evo Morales a décidé, selon les Échos, de modifier le sens de rotation des aiguilles des horloges. Selon le quotidien, « Evo Morales, a décidé que, dans l’hémisphère Sud, les aiguilles devaient tourner dans l’autre sens. Il a donné l’exemple en faisant modifier l’horloge monumentale qui orne le fronton du Parlement, sur une des grandes places de La Paz : le mécanisme est inversé et, sur le cadran, le 3 et le 9 ont échangé leurs places. Le ministre des Affaires étrangères a justifié cette marque d’indépendance, bien dans la ligne de la « révolution bolivarienne », en proclamant le droit du peuple bolivien à la « créativité » et le refus du « formatage » idéologique. »
Bien entendu, on peut se gausser et prétendre que c’est ridicule. Mais est-ce si sûr? La phraséologie des présidents de gauche latino-américains fleure bon l’époque de la Guerre froide avec ses « impérialismes », « internationalismes » et autres hégémonies, mais il faut écouter ce qui se dit derrière ces discours parfois excessifs, car on y trouve des éléments intéressants à analyser. Du reste, quand on veut décrédibiliser son adversaire, rien de tel que de le tourner en ridicule.
En ce qui concerne les horloges, Morales a raison avec l’astronomie: le mouvement des aiguilles suit le mouvement apparent du soleil dans l’hémisphère nord: dos au nord, on voit vers le sud le soleil décrire un arc de cercle de la gauche (l’est), vers la droite (l’ouest). Mais dans l’hémisphère sud, le mouvement apparent du soleil est effectivement inversé. Le mouvement de gauche à droite est une convention devenue mondiale car les premières horloges à cadran ont été mises au point au nord.
Mais tout le problème est de démêler l’héritage colonial, repoussé par Morales, avec les conventions liées à cet héritage: le processus de colonisation a laissé des traces probablement indélébiles dans le monde entier, alors faut-il défaire ce qui est constitutif de nombre de sociétés actuelles? La question mérite au moins d’être posée, et l’attitude de Morales s’inscrit bien dans ces stratégies, plus ou moins abouties, de lutter contre les aspects niveleurs de la mondialisation. La décolonisation des esprits peut avoir des effets pervers, voire violents. Que l’on songe aux soubresauts de l’islamisme dans le monde musulman.
L’Amérique latine a effectivement souffert de l’impérialisme américain, et elle en souffre encore. Une fois de plus, on peut hausser les épaules en se disant que c’est un discours d’un autre âge. Si seulement! Comme la ruse ultime du diable est de faire croire qu’il n’existe pas, l’impérialisme peut s’appeler mondialisation pour faire le loup dans la bergerie. On parle de guerre économique ou culturelle, l’Amérique latine en est là. elle cultive un rapport amour-haine avec les États-Unis qui ne date pas d’hier. Toute l’ambigüité des cultures latino-américaines est là.
C’est pourquoi la frasque d’Evo Morales ne surprend pas totalement, même si elle reste anecdotique. Un dernier détail: l’horloge de la place Murillo, à la Paz, sonne les heures en reproduisant la mélodie de… Big Ben!
Photo de une: Jorge Bernal / AFP