Dans la peau d’un gardien de nuit


J’ai rencontré un jour sur un blog un certain Mr Zag, alias Damien Zagala qui se présente ainsi : « Mr Zag a une voisine, un chat, des collègues, un job, il aime Lynch, Radiohead et Winshluss. Mr Zag a un Pinocchio tatoué sur le bras, quelques gribouilles en islandais, il ouvre les yeux et décrit le monde avec une vision bien à lui. » Pas de quoi fouetter un chat, me direz-vous. Sauf que notre Zagounet a quelque chose qui le rend touchant, agaçant et attachant : il  a un style. Sa vie déprimante est drôle, dézinguée, mais pour les géomaniaques que nous sommes, pleine d’espaces bien rendus, explorés comme des possibles sur lesquels Zag joue sa partition.

Vous irez sur son blog après cette mise en bouche : une chronique de sa vie de gardien de nuit. On ne sait pas grand chose sur les lieux de la nuit vus par les gardiens de nuit. Luc Gwadzinski, le géographe spécialiste de la nuit, devrait apprécier. Et tous ceux qui ont des bons souvenirs d’A. Frémont et son espace vécu, aussi.
Bonne balade !

 

« Surveillant du vide »

Le bruit des gosses jouant au ballon au pied de mon immeuble me réveille alors que l’après-midi vient à peine de commencer. Je n’arriverai plus à me rendormir, c’est une certitude. Travailler de nuit me plonge dans un monde parallèle où les gens se croisent dans un rythme désarticulé. Lorsque je rentre me coucher vers 8h, je vois le monde se réveiller et aller travailler sans me prêter la moindre attention. Il est impossible de me différencier de ce père de famille qui tient sa petite fille par la main pour l’accompagner à l’école ou de cette jeune femme en tailleur, courant pour ne pas rater le métro. Personne ne se doute que je ne pars pas pour une journée au bureau, d’ailleurs personne ne sait si je rentre ou si je pars de chez moi. Je ne parle pas à mes voisins mis à part via des formules de politesse basique. Pas besoin d’être amis pour occuper la même tour de béton délabrée.

En rentrant, je n’avale jamais rien. Le trop plein de vide de la nuit remplit paradoxalement mon estomac de pensées indigestes. Quelques gorgées de whisky feront office de petit-déjeuner.

Je suis lessivé de ne rien faire, si ce n’est de marcher par tranche de 40 minutes, une lampe-torche à la main en essayant de chasser des pensées angoissantes de mon esprit. La solitude est la seule compagne d’un surveillant de nuit. Comme dans un vieux couple, le silence est prédominant. Parler n’est plus une nécessité, écouter non plus, pourtant dans cette abysse nocturne chaque bruit est décuplé, chaque odeur interagit sur des souvenirs bien précis et le sentiment de n’être qu’une particule microscopique dans l’univers est amplifié.

Avant j’avais un chien pour m’accompagner lors de mes rondes. Il est mort écrasé par une voiture il y a deux mois. Je n’arriverai pas à en prendre un  autre. Je me sentais plus proche de ce clébard que de n’importe quel être humain. C’est depuis ce drame que je taquine la bouteille, la picole est devenu mon nouvel animal de compagnie, l’avantage c’est que je n’ai pas à la sortir toutes les trois heures pour la faire pisser.

Il m’arrive d’imaginer la vie de ce centre commercial lors des heures ouvertures. J’y passe toutes mes nuits et je n’y ai jamais foutu les pieds en journée. Je peux imaginer les chariots déambuler à travers des rayons interminables, comme si ce supermarché était un trou noir agrémenté de rayons aux emballages psychédéliques. Il doit falloir plusieurs minutes au français moyen pour choisir le produit qu’il mettra dans son panier. Les variétés sont telles, qu’il est plus compliqué de choisir un yaourt que d’acheter un fusil à pompe sur internet. Sucré, nature, light, au fruit, brassé, onctueux, au chocolat, pour les enfants, avec des morceaux, hyper-protéiné, par quatre, par huit, par douze, ça n’est plus un rayon mais le musée de yaourt.

Au pied de ce cube de tôle, squattent une bande de SDF affamés cherchant un peu de chaleur contre l’extrémité d’une soufflerie qui tombe en panne une semaine sur deux.  L’endroit est jalousement gardé et marqué par des affaires qui jonchent le sol. Une odeur d’urine me pique les yeux.  La vision est déshumanisante. Des kilos de bouffes protégés comme des lingots à la Banque de France ne sont qu’à quelques centimètres d’êtres humains qui crèvent la dalle. Je me sens coupable d’interdire à ces visages burinés par la rue,  l’accès à ce médicament pouvant soulager des maux de ventre indescriptibles lorsqu’on a vraiment faim.

Nous nous croisons lors de mes rondes et parfois, ma bouteille se pose sur l’une de ces lèvres gercées. Je compatis, c’est tout ce que je peux faire. Il ne faudrait pas grand-chose pour que je termine sur le carton juste à côté de ce grand barbu d’origine russe qui divague sous le coup d’une vodka premier prix. « Un accident de vie comme » il dit. La pauvreté dans ce pays qu’il aimait tant, la route vers l’eldorado français pour « vivre mieux » et envoyer de l’argent à sa femme et ses deux enfants qu’il n’a pas revu depuis huit mois.

Je suis censé  les déloger pour « assurer la sécurité des lieux » comme le rappelle chaque soir mon supérieur. Un gamin de 25 ans qui se prend pour Jean – Claude Van Damme dans ses Rangers noires. « Pas d’intrusions, pas de copinages, la tête froide, c’est tout ce qu’on te demande alors ne fait pas de vague ».  Ce type est arrivé là après avoir passé cinq ans dans l’armée mais allez savoir pourquoi l’armée n’a pas souhaitée le garder dans ses troupes. S’il savait que je picole durant mes heures de boulot, il n’hésiterait pas à m’en coller une parce qu’il exige la perfection de « sa team » et  s’impose une condition de vie digne d’un membre du GIGN.

Quel con. Il s’imagine qu’une bande organisée viendra en plein nuit pour braquer son discount de merde afin de piquer des palettes de spaghettis ou les quelques euros qui traînent dans le coffre suite à la promotion du jour sur les casseroles anti – adhésives. A la moindre tentative non seulement je ne ferai aucune résistance mais j’en profiterai pour leurs filer les clés,  leurs faire un plan du magasin pour qu’ils gagnent du temps mais je leurs déconseillerai de ne surtout pas toucher à la bouffe au risque d’avoir la diarrhée ou une maladie inconnue.

De toute façon,  il ne se passe jamais rien ici. J’allume une radio portative pour passer le temps et j’entends des animateurs  donner des conseils à des morveux sur leurs premières relations sexuelles, sur l’amour, comme si l’amour pouvait se résumer à un coup de fil avec un pseudo psychologue de Skyrock entre deux morceaux de Booba.

Le temps ne passe pas. Je ne reçois pas de texto, il faut dire que je ne fais pas d’efforts particuliers de socialisation. Ma femme n’a pas supporté mon rythme de vie, elle qui souhaitait un quotidien dans la norme, des horaires de bureaux, des dîners à heures fixes, des magnets sur le frigo et  des regroupements mystiques devant les Experts tous les lundis soirs. Elle m’en a d’abord voulu d’avoir accepté ce poste puis sa colère s’est transformée en indifférence puis en avocat. Je n’ai même pas eu la force de la retenir. Elle a vidé l’appartement de ses multiples robots ménagers, sans un mot, avec l’aide je pense de son nouveau mec puis a foutu le camp, claquant derrière elle une porte en bois taguée au marqueur noir d’une bite énorme et d’un « nique la police » poétique.

Je suis un lion dans cette cage de 50m². Les cadavres de bouteilles jonchent le sol et le cendrier dégueule sur la table basse. Je peux entendre, à travers les murs aussi épais que ceux d’une maison de poupées, les gesticulations de mon voisin de palier qui laisse sa télé allumée du matin au soir afin de couvrir les disputes quotidiennes avec sa femme qui l’accuse « de ne rien branler de la journée alors qu’elle se casse le cul à bosser pour des cacahuètes ».  Il s’en tape royalement de ce que pense sa femme. C’est un zombie qui ne sort plus que pour jouer son RSA au PMU. C’est son petit bonheur à lui de passer son temps avec les copains, de passer en revue chaque cheval, de se sentir encore exister un minimum lorsque l’un de ses poulains franchit la ligne d’arrivée en tête.

(La suite ici)


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