Serge Bourgeat a été le premier à répondre à la proposition géo-cinéphilique du site Le Monde dans l’objectif : partager son « top 10 géographique », ou « Géotop ». Agrégé de géographie, il enseigne dans le secondaire et a co-écrit un très recommandable Dictionnaire de géographie chez Hatier. Il a également soutenu une thèse d’épistémologie de la géographie et publié plusieurs articles, dont une incontournable géographie de James Bond co-écrite avec Catherine Bras (dont on trouve une version simplifiée mais gratuite ici-même). Mais trêve de présentation, en route pour Grenoble, le Colorado, Casablanca et, tout simplement, Ailleurs.
« La demande initiale était de bâtir « une liste de dix films qui vous ont marqué en tant que géographe ». Répondre à cette invitation, c’est accepter l’idée de s’abstraire de son Panthéon cinématographique personnel. C’est, selon moi, accepter de ne pas tenir compte de la qualité que l’on attribue habituellement à tel ou tel film… Car, après tout, de nombreux films moyens, voire de très mauvais films, ont pu nous marquer pour telle ou telle raison en tant que géographes, indépendamment du fait qu’on les ait aimés ou non. Dans ce cadre précis, répondre de façon littérale à la demande et communiquer au lecteur dubitatif cette liste de films qui nous ont marqué, c’est donc se dévoiler – au sens althussérien du terme – et par certains côtés, procéder à une égogéographie, d’où mon premier choix :
10. Il était une fois dans l’Ouest (C’era una volta il West), 1968, Italie/États-Unis, Sergio Leone.
Ce film car je l’ai vu à l’époque de sa sortie et à l’âge de l’enfance, et il fut pour moi un film initiatique. Démystifiant le western, genre que je n’aimais déjà pas, mais le rénovant, il aurait pu se nommer Il était une fois vers l’Ouest. Ce qui me fait intégrer ce film à cette liste, c’est le train, la voie ferrée, ce ruban qui avance inexorablement : le scénario montre la conquête d’un espace vierge – pas si vierge que ça d’ailleurs (Monument Valley avec son relais pour les diligences, puis Sweetwater) – et en point de mire l’océan. Un océan qu’on ne verra évidemment jamais dans le film si ce n’est dans un tableau accroché au mur du wagon de Morton.
9. The Truman show, 1998, États-Unis, Peter Weir (un choix alternatif aurait été : Un jour sans fin (Groundhog Day), 1993, États-Unis, Harold Ramis).
Ce film car il est l’inverse du précédent : la petite ville, Seahaven, est paradisiaque, les gens tellement sympathiques, le film ressemble tellement à tant d’autres sitcom… mais l’ambiance est tellement lourde, inquiétante et très vite obsédante. En arrière-plan, les iles Fidji sont un appel : appel de l’Ailleurs, du lointain, de l’inaccessible, invitation au voyage que ne fait jamais le pauvre Truman… C’est seulement lorsqu’il réussira à s’échapper de cette prison et aura compris la vérité – quitte à fracasser son navire contre un nuage – qu’avec l’Autre – spectateur et acteur comme nous – on applaudira : le paradis, c’est tellement stressant !
Le film ne m’a pas plu. En revanche il revisite nombre de mes lieux de grenoblois, ville renommée Guernon dans le film. Il fut le support d’une expérience que j’espère partagée avec le lecteur : quand on connaît chaque lieu du tournage d’un film, il est toujours très amusant et assez sidérant de passer d’un lieu à l’autre, certes distants dans la réalité mais tellement proches dans le film, et d’observer les intentions du réalisateur, l’espace diégétique et le décalage créé. Par quel miracle Mathieu Kassovitz réussit-il à nous faire croire que ce bâtiment industriel de fond de vallée lugubre, situé à Livet (Isère), est le laboratoire d’un campus sur lequel on trouve le stade d’Albertville (Savoie), l’ancien musée de Grenoble et que le tout soit situé au pied de la Vallée Blanche (Haute-Savoie) ? Sans oublier le faux travelling qui amène d’une cascade d’Oisans aux sommets du Mont-Blanc. Si le cinéma est un art, c’est donc aussi une technique ? C’est sans doute pour toutes ces raisons invoquées, qu’avec moi, le film ne marche pas.
Un joker ici… car il est difficile voire impossible de m’abstraire totalement de mes propres choix cinématographiques. Il s’agit donc avant tout d’une convenance personnelle, de manière à intégrer Imamura dans la liste. Ce film-là plutôt que de L’eau tiède sous un pont rouge (2001) ou Pluie noire (1989) même si les deux auraient également pu figurer ici. Ce choix est en partie lié à l’image terrifiante du navire aux voiles repeintes couleur de sang… Un choix lié aussi à l’inévitable perception de l’Altérité que l’on ressent dans la plupart des films d’Imamura, mais aussi aux oppositions et aux confrontations qui ne sont pas que sociales : la campagne versus la grande ville d’Edo, mais aussi le Japon versus les États-Unis.
Pour l’Ailleurs onirique – pour la rencontre improbable (mais finalement qu’y a–t-il d’improbable dans le cinéma de Kusturica ?) entre des trafiquants russes, des mafieux serbes ayant sévi en Italie, des morts qui ressuscitent, des divas qui arrachent des clous avec leur cul ? Mais aussi pour les navires sur le Danube et leur mobilité : le navire de trafiquants russes ouvre le film, le navire de croisière le boucle et emporte nos héros loin de cet enfer. Entre-temps, une naine aura épousé un géant et un orchestre pendu dans les arbres aura rythmé le film…
A cause de l’avion, de la ville, de l’ambiance qui y règne, et bien sûr à cause de Bogart et de Bergman. Mais aussi parce que le terme « Casablanca » a d’abord évoqué pour moi ce film avant d’être celui de « la capitale économique du Maroc »… comme disent les géographes. Il a donc toujours été une invitation au voyage vers un Orient (d’ailleurs situé à l’ouest) et vers une ville, sans doute finalement moins séduisante que Rabat.
Des premières images du film, montrant le défilé de toute l’expédition descendant depuis le Macchu Picchu vers l’Urubamba, aux gros plans de plus en plus fréquents sur le visage de Klaus Kinski, ce film est un trajet qui est à la fois une aventure – un trait sur une carte – mais aussi ici le triomphe d’une folie. Le milieu, sans cesse rappelé, est prégnant : de plus en plus oppressant, de plus en plus inhospitalier. C’est lui qui nous guide vers cette fin inéluctable (encore une fois sur une embarcation), et vers cette solitude, finalement engloutie par la forêt.
Il fallait évidemment un Chaplin dans cette liste… et il s’agit, avec Les Lumières de la ville (1931), d’un des Chaplin m’ayant le plus marqué en tant que géographe. Ici, comme dans Aguirre, le milieu est prégnant et de nombreuses scènes ont d’ailleurs été tournées en extérieur. Mon choix est évidemment aussi motivé par la scène, tellement vue et tellement plagiée depuis, du vent impitoyable qui finira par renverser la cabane. Pourtant, derrière tout cela, dominent la faim, la mort qui rôde… et l’or que l’on recherche et qui n’intéresse finalement guère Chaplin. Celui-ci n’hésitera pas à revêtir une dernière fois ses habits de mendiant… Une scène qui se déroule d’ailleurs sur un énième navire, symbole encore une fois d’Ailleurs.
Mon second joker après Imamura : « Quoi ? Certains pourraient ne pas mettre de film de Kubrick dans une telle liste ? » Car l’espace occupe une place de choix dans l’œuvre du cinéaste. Je choisis Shining pour ses labyrinthes : le véritable labyrinthe d’abord (concret, visible, végétalisé), en extérieur où tout commence et où tout finit dans le film… un labyrinthe dont la maquette est examinée avec attention par Nicholson dans l’hôtel. Mais aussi le second labyrinthe : celui représenté par ce même hôtel, immense, fait de ces longs couloirs à la moquette orange… et aux figurés géométriques évoquant un troisième labyrinthe. C’est en parcourant ces couloirs sur son tricycle que Dany nous plonge dans un dernier labyrinthe, celui-ci purement fantasmatique : que comprendre à tout ça ? Et comment se repérer dans ce film envoutant ?
Il s’agit du premier film de Jean-Jacques Annaud. S’il est en tête de cette liste, c’est uniquement à cause d’une phrase du héros, le jeune Fresnoy. Alors que ses condisciples, meilleurs en Grec que lui, sont devenus historiens et – les pauvres – fouillent des archives poussiéreuses au tréfonds de bibliothèques parisiennes, lui arpente la brousse ivoirienne et a ces mots: « Quel bonheur pour moi de n’être qu’un Géographe ! ». Je souscris. »
Serge Bourgeat
Enseignant. Académie de Grenoble