De par chez nous, un acteur renommé au-delà de nos minuscules frontières se sentit pris au dépourvu quand l’âge fut venu. Ne sachant plus comment accumuler son or puisqu’il possédait un hôtel particulier à Paris, une poissonnerie chic, des caves-restaurants, des domaines viticoles en Languedoc, en Bordelais et en Anjou, du pétrole à Cuba, en Algérie et bien d’autres affaires, notre Harpagon s’avisa de franchir le Rubicon fiscal entre le VIe arrondissement de Paris et Néchin en Belgique, pour y retrouver d’autres exilés, entre autres les Mulliez, deuxième fortune de France, faisant partie des 2 000 habitants de cette tristounette bourgade.
On ne sait si notre acteur, sorti du système scolaire à l’âge de 13 ans, savait que Néchin est situé dans le bien-nommé Hainaut. A voir comment notre Obélix national fut meurtri par le qualificatif « minable » du premier ministre qu’il a désormais en haine, on serait tenté de ne pas en rajouter si, en plus d’une fine connaissance de la géographie fiscale de l’Europe, notre acteur n’avait pas pris une vraie décision géopolitique. Victor Hugo, grande figure nationale, avait été exilé par l’Empereur. Cyrano s’inflige l’exil, le bannissement et l’abandon de la nationalité française si convoitée par des milliers de personnes sûrement pas toutes ingrates. Malgré les appels du président Hollande dont les ancêtres, eux aussi, durent quitter les Pays-Bas au XVIIe siècle pour des raisons, il est vrai, plus graves que la fiscalité. Malgré les compliments de Catherine Deneuve – et d’autres – sur son talent « immense » (sic).
Désormais, les nantis (qui échappent à l’impôt) sont en dehors de la nation et les exclus (les pauvres, écrasés sous le poids des impôts) sont dedans. Grave injustice que corrigera sans doute la Cour de justice européenne de La Haye. Marcela Iacub dans Libération (5 janvier 2013) analyse le malheur de ces exilés fiscaux, comblés par une richesse qui les tracassent parce qu’ils la doivent toujours au hasard de leurs talents ou de systèmes économiques généreux.
La frontière franchie par notre héros national est censée, selon Marcela Iacub, apporter le bonheur « grâce à quelques millions supplémentaires qu’il pourra garder pour lui au lieu de les donner à la France (…). Or, si l’on considère son âge, 64 ans, son état physique et le peu d’attention qu’il porte à sa santé, [lui] reste-t-il suffisamment de temps pour puiser dans ces quelques millions économisés ? [Comment] adoucir son malheur en accumulant un argent dont il ne pourra jamais profiter ? En pensant se défendre d’un pays qui lui veut du mal alors que son pire ennemi n’est autre que lui-même » ?
En son grand malheur, notre acteur du Hainaut a eu le bonheur de trouver un grand ami, autocrate russe, qui lui fait obtenir un passeport séance tenante, rien que pour lui dire qu’il l’aime. On sait que la Russie fascine à ce point que chaque année plusieurs centaines de Français demandent la nationalité russe, un peu plus que ces Russes qui veulent devenir français. La situation de notre héros tragi-comique se complique parce que les Belges sont vexés par ce passeport russe, parce qu’ils n’ont pas eu un roi aussi réactif que le tsar du Kremlin. Que signifie cette explication de l’acteur : « J’ai un passeport russe, mais je suis Français et j’aurais certainement la double nationalité belge » ? (Le Temps, 7 janvier 2013) Quel autre passeport va-t-il accepter pour se sentir aimé ?
Ainsi, va le monde. Les pauvres se battent au péril de leur vie pour obtenir le droit de résidence dans les pays où ils peuvent échapper à la misère et la persécution. Les riches usent et abusent de leur entregent pour s’offrir toutes les nationalités qu’ils veulent. Pour ceux qui douteraient que la globalisation a renforcé les frontières plus qu’elles ne les a abolies, l’affaire de notre artiste sans frontières sur laquelle se greffe la tocade d’une autre icône nationale (BB qui veut sauver les éléphants de la Tête d’Or à Lyon), en dit long : les frontières, ça a servi à faire la guerre, ça sert aussi à rendre les riches heureux. Une géographie du bonheur qui met notre monde cul par-dessus tête.
Pour en savoir plus :
717 Belges ont acquis la nationalité française en 2010 contre 420 Français devenus belges (Eurostat). Mieux : 512 Britanniques sont devenus français contre 182 Français qui sont devenus britanniques. Pas de quoi fouetter un ego national.