Imagine-t-on un cursus d’études de géographie, qui aiderait à comprendre ce qu’est l’espace intérieur ? Celui que chacun porte en soi, dans lequel il puise de quoi affronter le monde, un monde souvent rugueux… Demandons de l’aide au philosophe Jean-Louis Chrétien, professeur de philosophie à Paris-IV qui vient de publier ‘L’espace intérieur ».
Le dedans et le dehors, le chez-soi et l’hors-de-soi, une césure dont l’évidence fait qu’on n’a pas besoin de s’y arrêter. Et pourtant… Le dedans, comme expérience psychologique – et spirituelle – nous agrandit, nous ferme aussi tant de portes et donne accès à tant de seuils. P. Kéchichian (1) y voit l’intériorité se creuser, s’approfondir, se compliquer « en de multiples demeures », on peut y explorer tant de chambres, de vestibules. Autant de topiques auxquelles Chrétien s’intéresse.
Le livre de Chrétien s’intéresse surtout aux données de la conscience religieuse. On y progresse par différentes figures de l’intériorité qui sont souvent reliées aux pratiques de la foi et des vertus chrétiennes. Ici on avance, on hésite, on craint, on tremble, on recule, on fait des embardées. Et Kéchichian y voit une « subtile cartographie de l’âme, du cœur et de l’esprit, l’auteur se propose moins d’étudier des métaphores ou des allégories que d’habiter des significations. »
Le voyage n’est pas solitaire. Et le « je » de l’expérience intérieure ne se confond pas avec le « moi » égotiste. L’intériorité est surtout collective, Chrétien risque le mot : « ecclésiale ». Autrement dit, notre voix est « celle d’une voix dans le chœur ».
Dans le livre de Chrétien, l’architecture est ternaire et tient, comme dans une Passion de Bach, à une énergie et une dramaturgie. L’occasion, pour nous, d’entrer dans le monde d’Augustin d’Hippone, d’Origène, Thérèse d’Avila, François de Sales, dont certains d’entre eux on publié des textes autobiographiques. Tout comme Montaigne (et son « arrière-boutique« ), Baudelaire et ses « districts de l’âme où se ramifient les végétations monstrueuses de la pensée » (Huysmans), Maurice Barrès et son « vaste palais intérieur », Rousseau, Keats, Freud.
On y passe par la chambre du coeur où l’auteur voit un lieu de « guerre civile intime ». De belles pages sur la manière dont les grands mystiques entrent dans leur chambre intérieure, ce qu’ils font dans ces « temples de l’esprit », comment Thérèse d’ Avila bâtissait son « château » dont elle eut sans doute l’exemple par les murailles de sa ville natale. Comme le souligne Kéchichian, pas de repos ici, ni de sécurité. Un exercice étroit, sans désir avec ce constat terrible qui est que notre voyage peut aboutir à « l’infanticide de notre vocation ».
Un livre poignant.
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(1) La Croix, 19 mars 2014
J.-L. Chrétien sur France Culture.