Né en avril 1564 à Stratford-upon-Avon, Schakepeare a laissé une empreinte « universelle ». Il a construit un monde qui fascine. Chaque année, plus de 4,5 millions de visiteurs parcourent les rues de la petite ville de Stratford à la recherche du dramaturge. Nathalie Lacube (1) a visité les sept lieux entre la ville du Warwickshire et Londres où s’accomplit son talent.
1 – HENLEY STREET, LA MAISON DE SON ENFANCE
Dans la maison où Shakespeare est né (photo), seul le sol de grandes pierres noires usées par les pas est d’origine. Tout le reste, poutres, fenêtres, toit, mobilier, a été reconstruit le plus fidèlement possible, au fil des siècles. Mais les visiteurs peuvent frissonner en songeant qu’ils foulent le sol même où a marché le grand Will.
Celui d’une maison cossue avec ses trois étages et des fenêtres, signe de richesse, où vivent alors John Shakespeare, gantier, magistrat, bourgeois de Stratford dont il sera le maire, Mary Arden, son épouse, issue de la petite noblesse terrienne, et leurs huit enfants. L’aîné de leurs fils, William, est baptisé le 26 avril 1564, ce qui permet de dater sa naissance environ au 23 avril, jour de la Saint-George. L’église d’Angleterre accueille le jeune garçon, même si ses parents ont gardé leur foi catholique secrètement, en ces temps de persécution religieuse.
Il grandira dans cette grande maison où la répartition des cheminées affiche les priorités. L’une cuit le pain dans la cuisine ; l’autre réchauffe la chambre des invités avec qui John Shakespeare est en affaires; la suivante jouxte le lit des parents qui gardent auprès d’eux leur dernier-né jusqu’à ses cinq ans ; la dernière brûle dans la chambre des garçons, où William dort assis dans un lit étroit avec ses frères, la position couchée étant proscrite, car elle évoque les gisants et la mort. Pas de chauffage pour les personnes de moindre importance, filles, serviteurs, apprentis…
William passera ses jeunes années dans la maison de Henley Street, à quelques rues de celle du futur autre homme célèbre de Stratford-upon-Avon, John Harvard, dont les parents émigreront en Amérique, où il fondera, en 1636, une université.
2 – LE COTTAGE D’ANNE HATHAWAY
Son père, un riche fermier, vend sa laine au père de Shakespeare, gantier. Aussi, Anne Hathaway, de huit ans plus âgée que William, jeune fille intelligente et avisée, l’aînée de sa fratrie, reçoit depuis l’enfance les visites du jeune homme pour les affaires de leurs pères.
Les jardins de la grande ferme des Hathaway et les prés environnants, splendides de fleurs et de verdure, se prêtent à la rencontre amoureuse. Anne se retrouve enceinte, ce qui pousse les jeunes gens à un mariage rapide en 1582 : elle a 26 ans, lui 18, et il vient de lui dédier un sonnet, considéré comme son premier. Il joue sur la résonance de son nom «Hate away» (la haine au loin) avec une ambition littéraire précoce.
«De “je hais” la haine elle a chassé, Et sauva ma vie en disant : “Non pas vous”.»
Du mariage, sans doute heureux, puisque le dramaturge, qui a vécu une grande partie de sa vie à Londres, n’a cessé de revenir vers sa famille et de se préoccuper de son entretien, naîtront trois enfants, deux filles et un garçon, mais il n’y a plus aujourd’hui de descendants de Shakespeare, alors que des Hathaway vivent toujours à Stratford.
Quant à Anne, aimée et respectée, elle inspirera de grands caractères féminins des pièces de Shakespeare, maîtresses femmes comme son épouse et aussi sa mère, à l’instar de Béatrice dans Beaucoup de bruit pour rien, ou Catharina dans La Mégère apprivoisée.
3 – CLOPTON BRIDGE SUR L’AVON
Avon signifie «rivière» en langue celte. Le pont de Clopton, surplombant la douce rivière qui serpente, ouvre sur le monde extérieur ; le franchir, c’est partir à l’aventure. Shakespeare l’empruntera pour s’en aller vers Londres, le monde et le théâtre, autour de l’année 1585.
Enfant, il passe le pont de pierres pour explorer les jardins et les bois. Aussi, la campagne anglaise irrigue son œuvre. « La nature le touche directement », relève son biographe, Peter Ackroyd (1), qui a décompté dans ses pièces «la référence à 108 plantes différentes» et à «une soixantaine d’espèces d’oiseaux».
«Les fleurs de ses pièces sont originaires de sa terre natale : la primevère et la violette, la giroflée et la jonquille, le coucou et la rose, écrit Peter Ackroyd. À sa table de travail, il lui suffisait de fermer les yeux pour les revoir. Il emploie le nom local pour désigner les fleurs des champs, les “crow-flowers” d’Ophélie ou les “cuckoo-flowers” de Lear ; un mot du Warwickshire lui sert à nommer la pensée : “love-in-idleness” (amour-en-paresse). »
La poésie de Shakespeare se nourrit du vert des prairies, de l’exubérance des fleurs, et de la profondeur des forêts anglaises. Celle de Stratford, où rêve le jeune homme, commence déjà à disparaître. Pour mener leurs guerres, Henri VIII et Élisabeth Ire font construire des dizaines de vaisseaux, dont ceux qui livreront bataille à l’Invincible Armada espagnole. Et les charpentiers royaux ont besoin de 200 à 300 chênes adultes par navire.
4 – LE THÉÂTRE DU GLOBE À LONDRES, LA CONSÉCRATION DANS LA CAPITALE
Le 23 avril 2014 aura lieu au Globe Theatre à Londres la première représentation d’un Hamlet, qui partira ensuite en tournée dans tous les 205 pays du monde (y compris en Corée du Nord, ce qui provoque une vive polémique), jusqu’au 400e anniversaire de la mort de Shakespeare, le 23 avril 2016.
L’hommage rendu à l’auteur le plus joué au monde débute dans son théâtre, dont il était copropriétaire et qu’il avait déménagé poutre après poutre avec sa troupe, après un litige avec le propriétaire du terrain initial.
Aujourd’hui, le Globe a encore changé de lieu, tout en restant sur Bankside, la rive de la Tamise qui était le lieu de divertissement à Londres, les autorités ne voulant pas de désordre dans la City. «Il a été reconstruit exactement comme au temps de Shakespeare, en chêne, avec sa scène à ciel ouvert devant laquelle, à l’époque, se tiennent debout les spectateurs à un penny, qui mangent, boivent et même urinent sur les lieux», raconte la guide Stéphanie Thickner.
La galerie circulaire accueille les spectateurs assis, qui exhibent les signes de distinction d’alors. Ainsi, selon Adrian Bevan, spécialiste de l’alimentation élisabéthaine, «des dents gâtées étaient un signe de richesse, elles montraient que l’on pouvait s’offrir du sucre». Certains n’hésitaient donc pas à se noircir les dents de devant pour faire impression.
C’est dans l’enceinte du Globe que résonneront des mots immortels, comme ceux de La Tempête, d’abord jouée devant le roi James (Jacques 1er ) à Whitehall en 1611 : «Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves.» Ce théâtre consacrera Shakespeare comme l’auteur le plus populaire de son temps.
5 – NEW PLACE, LA MAISON D’UN HOMME QUI A RÉUSSI
Shakespeare devient gentilhomme en 1596, accomplissant une requête faite par son père vingt-huit ans plus tôt. «Quand John Shakespeare s’était vu refuser le droit d’avoir ses armoiries, la réponse du collège d’héraldique avait été : “Non, sanz droic”, en vieux français, explique Philip Cookson, guide spécialisé. Vingt-huit ans plus tard, son fils choisit exactement les mêmes mots, mais en retirant la virgule, ce qui leur donne le sens contraire.»
«Non sanz droic» est une affirmation presque agressive des prétentions de noblesse d’un ancien comédien, devenu l’homme le plus riche de son village. Car New Place, la maison que Shakespeare achète en 1597 pour y loger sa famille, est la plus grande et la plus belle de Stratford, désignée sous le nom de The Great House.
L’acquérir comble un rêve de prospérité et de succès pour l’auteur, businessman avisé et rude, qui a investi dans des théâtres, des terres et des maisons.
Dans les jardins magnifiques de New Place, l’auteur de Romeo et Juliette entoure d’un soin tout particulier un arbre, dont un rejeton subsiste aujourd’hui. Il s’agit d’un mûrier offert par le roi James (Jacques 1er ) à son auteur préféré, de même qu’à tous les personnages importants du royaume, afin de lancer une industrie de la soie en Angleterre. Mais, les fournisseurs chinois n’ayant pas vendu au roi les bons plants de mûriers susceptibles de nourrir les bombyx, l’opération s’avérera être une escroquerie commerciale.
Le mûrier sera coupé et la maison démolie en 1759 par son nouveau propriétaire, Francis Gastrell, un triste sire jaloux de la renommée de Shakespeare. Aujourd’hui, seules les fondations de New Place et ses jardins subsistent.
6 – LA TOMBE DU BARDE
Shakespeare meurt à Stratford, le jour de ses 52 ans, le 23 avril 1616, sans qu’il soit établi de certificat de décès. La cause de sa mort est inconnue (syphilis, fièvre typhoïde, pneumonie ?), mais il se savait malade et a pris soin de rédiger un testament en mars.
Le document, écrit par un clerc à la plume, dont une copie est exposée au Globe, est le seul texte original qui reste de Shakespeare, car il porte sa signature.
L’homme qui a écrit 36 pièces en moins de vingt-cinq ans n’a laissé aucune autre trace manuscrite, aucun brouillon, ce qui a nourri le mystère entourant son génie créatif : était-il l’auteur unique de ses pièces ? Le testament, bien ordinaire dans sa forme, disperse ses biens, avec une mention interprétée comme un ultime acte d’amour : William y demande que le lit conjugal soit laissé à sa femme, Anne.
Le poète, qui serait mort «papiste» et aurait demandé en secret l’extrême-onction, voulait échapper à l’enterrement dans le magnifique cimetière gothique de l’église de la Sainte-Trinité de Stratford. Lui, qui a fait tenir à Hamlet le crâne du «pauvre Yorick» exhumé vingt-trois ans après sa mort, redoute que, selon les usages, ses os finissent dans la fosse commune.
Il obtient de sa paroisse le droit de reposer dans l’église elle-même, de façon définitive. Pour être encore plus assuré d’échapper au sort commun, Shakespeare compose une curieuse épitaphe, en forme de malédiction, toujours lisible aujourd’hui sur sa pierre tombale.
«Bon ami, pour l’amour de Jésus abstiens-toi De creuser la terre contenue ici !
Béni soit celui qui épargnera ces pierres, et maudit celui qui remuera mes ossements.»
7 – LA ROYAL SHAKESPEARE COMPANY, LÀ OU VIT LA LÉGENDE
Aucun bâtiment de la ville ne peut être plus haut que la tour de 36 mètres qui surplombe les deux théâtres de Stratford, le Swan (le « cygne », nommé ainsi en référence au surnom «doux cygne de l’Avon» donné à Shakespeare par l’auteur contemporain du poète, Ben Jonson) et le Royal Shakespeare Theatre.
Ces deux scènes, créées après la mort du dramaturge, abritent la Royal Shakespeare Company, l’une des plus prestigieuses troupes de théâtre du monde avec la Comédie-Française.
On joue actuellement Henry IV dans ce haut lieu de culture britannique. «Les pièces commencent ici, de mars à septembre, partent en tournée et terminent la saison à Londres, explique Tony Boyd-Williams, guide passionné et révérend à titre honoraire de l’église de la Sainte-Trinité. Ceux qui passent ici finissent très souvent auréolés de gloire.»
La Royal Shakespeare Company est une pépinière d’acteurs, de metteurs en scène. Tous ceux qui comptent dans le théâtre britannique passent par Stratford. Jouer Shakespeare confère un statut, signe la reconnaissance d’un talent qui s’épanouit souvent ensuite auprès du grand public au cinéma ou à la télévision.
Vivien Leigh y a joué Lady Macbeth en 1955 avec Laurence Olivier dans le rôle de Macbeth. Dame Judi Dench y a incarné plusieurs grandes héroïnes shakespeariennes. Ian McKellen y fut le roi Lear en 2007, David Tennant, Hamlet en 2008… Portés par les textes du grand Will, ces acteurs qui font vivre ses mots perpétuent sa légende, encore et toujours, depuis la ville où il est né et mort, Stratford-upon-Avon.
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MARCHER SUR LES PAS DE SHAKESPEARE
Se renseigner
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www.shakespeares-england.co.u
(1) La Croix, jeudi 10 avril 2014