Europe : des territoires ingouvernables ?


A la veille des élections du Parlement européen, je n’ai rien lu de mieux que l’interview (1) de David Van Reybrouck, romancier et archéologue belge, qui s’interroge sur les pratiques démocratiques de l’Europe menacée d’ingouvernabilité.

Il explique que « l’Europe ne s’est pas construite comme un projet démocratique. C’est le fruit d’un consensus autour d’un projet essentiellement technocratique. On a bâti l’Europe pour servir la paix, donc les peuples, mais dans une forme de despotisme éclairé. Petit à petit, ce projet a pris de l’ampleur et la tension entre les bonnes intentions technocratiques et les impératifs démocratiques s’est accentuée. L’Union européenne est confrontée aujourd’hui à deux crises majeures : l’une économique, l’autre démocratique. La première est la plus urgente, la seconde la plus importante. La tragédie de la situation actuelle est que pour faire face à la crise économique, il faut de la technocratie. Ce n’est pas le Parlement européen qui va résoudre la crise de l’euro mais le Conseil européen. Donc, en essayant de résoudre la crise économique, on aggrave la crise démocratique. C’est un peu comme lorsque il y a un incendie : notre maison brûle, et les pompiers arrivent. C’est très bien s’ils sont encore là une heure après, mais s’ils sont encore là au bout d’un mois, on ne se sent plus chez soi…

Pourquoi l’Europe ne parvient-elle pas à trouver le bon modèle de démocratie ?

D. V. R : Principalement parce qu’elle essaie d’imiter les modèles nationaux dont on connaît les limites. On le voit bien à travers cette campagne. Pour la première fois, on a désigné des têtes de listes européennes: Jean-Claude Juncker, Martin Schulz, Guy Verhofstadt, José Bové avec Ska Keller et Alexis Tsipras. C’est intéressant parce que cela pousse chaque leader à exposer son programme et sa vision de l’Europe. Mais en choisissant de personnaliser le débat politique, on risque de reproduire les mêmes faiblesses que dans nos systèmes politiques nationaux, c’est-à-dire réduire la démocratie à une lutte médiatisée entre des individus afin d’obtenir plus de votes. Et puis, c’est une forme d’imposture puisque l’on sait bien qu’au final, ce n’est pas le Parlement qui désigne le président de la Commission européenne. On est en train de créer des attentes qui risquent d’être déçus. Et même si le gagnant devient effectivement président de la Commission, va-t-il vraiment pouvoir changer quelque chose ? La Commission n’est pas comme un gouvernement classique ; elle ne repose pas sur une majorité parlementaire. Ses 28 membres viennent des États membres respectifs. Donc, on a beau remplacer le chauffeur, tant que le volant n’a pas de rapport avec les roues, cela n’a pas de sens.

Comment le citoyen européen peut-il se faire entendre si ce n’est en votant ?

D. V. R. :La difficulté est qu’il n’existe pas d’espace public européen. Les gouvernements nationaux se sont considérablement affaiblis. Ils ont perdu du pouvoir par le haut vers des échelles transnationales (Union européenne, agences de notation américaines, FMI…), et par le bas en perdant la confiance des peuples. Or, c’est à cet échelon national, au fond assez vide, que continuent de s’intéresser nos médias. En France, on a peut-être encore l’illusion d’avoir son mot à dire mais la souveraineté nationale, surtout dans des petits pays comme la Belgique, est devenue une notion relative. Il y a une frustration du citoyen à l’égard de ses élus. Or, je pense qu’on sousestime la quantité de personnes qui se sentent concernés par les défis sociétaux mais qui ne penseraient jamais à se présenter à une élection. Il y a là, à mon sens, un réservoir potentiel d’implication que ’on ne sonde pas assez faute de dispositif adéquat. Nous vivons dans une époque où l’individualisme est de plus en plus important. Mais l’individualisme n’est pas un égoïsme. Ce n’est pas parce que les structures traditionnelles comme les syndicats s’effondrent que tout le monde devient un consommateur égocentrique. Ce sont nos structures actuelles qui ne sont pas en phase avec cet individualisme. Il faut trouver des canaux nouveaux pour faire remonter les idées de la masse vers le sommet. Et pour cela, la démocratie délibérative fondée sur le tirage au sort est selon moi un outil puissant.

En quoi le tirage au sort est-il plus légitime que l’élection ?

D. V. R.: Je suis « contre les élections », comme le dit le titre de mon livre, si une démocratie se limite à cela. Ce que je préconise, c’est un système bi-représentatif, avec une assemblée tirée au sort qui viendrait en complément de l’assemblée élue. Il ne s’agit pas de confier à cette assemblée délibérative le soin de légiférer de manière unilatérale et automatique. On peut l’utiliser à différents niveaux : pour informer les citoyens, avoir de nouvelles idées, entrer dans un processus de cocréation, ou trancher des questions sur lesquelles les élus ont du mal à se mettre d’accord. La légitimité n’est pas mathématique. C’est une procédure nouvelle et j’imagine qu’elle sera contestée au début, comme l’a été le droit de vote pour les femmes. Mais si chacun a l’espoir un jour d’être tiré au sort et d’avoir vraiment son mot à dire, il aura le sentiment d’avoir une influence plus importante sur le cours des choses que dans un système électif. Avec l’élection, chacun a le droit de s’exprimer à intervalle régulier mais l’impact est minime. Avec le tirage au sort, tout le monde possède la même chance d’être désigné, la fréquence est certes plus limitée, mais si on est tiré au sort on possède un vrai pouvoir d’agir.

Vous avez conduit en Belgique une expérience de démocratie participative baptisée G 1000. est-elle transposable à l’échelle européenne ?

D. V. R. : Je ne pense pas que ce soit le bon niveau. Les expériences conduites par l’Union européenne dans les années 2000 ont été coûteuses et sans grands résultats. Je crois de plus en plus que pour renforcer la démocratie européenne, il faut organiser la participation citoyenne au niveau de chaque État. Ce serait formidable d’organiser dans chaque pays une consultation populaire sur les objectifs à long terme de l’Europe, comme on l’a fait il y a quelques années pour les pays en développement avec les Objectifs du millénaire. Un millier de citoyens seraient tirés au sort dans chacun des 28 pays de l’Union pour débattre de l’Europe dont nous rêvons d’ici à 2030. L’Europe a en tout cas intérêt à investir de manière massive dans l’innovation démocratique, sinon elle va vite être confrontée à un problème d’ingouvernabilité. »

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(1) La Croix du 23 mai 2015

 

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