Locarno, bien connue des Français pour son traité d’après-Première guerre mondiale, mais encore ? Depuis 67 ans s’y déroule l’un des meilleurs festivals de cinéma d’Europe. Sans trop de paillettes, avec un public exigeant qui cherche ce qu’on ne voit justement pas dans les circuits commerciaux. Les géographes ne s’intéressent au cinéma encore qu’à la marge, avec quelques enseignants et étudiants à Paris-1 et Bordeaux avec des « festivals » ponctuels, un ou un thésard suit les travaux de J.-L. Tissier sur l’image. Manouk Borzakian a monté un blog consacré au cinéma (Le monde dans l’objectif) souvent cité ici. Il est à Locarno pour quelques jours, rapporte ses coups de coeur et ses coups de sang.
Sur la crise grecque, un féroce A Blast (Concorso internationale), du réalisateur grec Syllas Tzoumerkas, montre un pays embarqué dans un cercle vicieux où les problèmes génèrent des problèmes, la peur de la peur, la violence de la violence.(…suite)
Plus optimiste ou, du moins, plus festif mais pas moins lucide, Los Hongos (Cineasti del Presente) suit deux adolescents colombiens passant leurs nuits à couvrir les murs de Cali de graffitis, seuls ou en compagnie d’une joyeuse faune d’artistes de rues en résistance contre Babylone. De fresques nocturnes en concerts alternatifs, de vols de seaux de peinture en rencontres avec une police pas convaincue par le street art et aux méthodes un peu raides, d’amours débutantes en conflits avec l’autorité parentale, le tout sur fond de campagne pour la mairie entre candidats plus ou moins corrompus, le jeune réalisateur Oscar Ruiz Navia livre un film plein de couleurs, de musiques et d’espoir (suite).
Troisième proie, Buzzard, un peu tendre, avec le retour à Locarno du Nord-américain Joel Potrykus, toujours dans la catégorie Cineasti del Presente. En 2012, Ape, drôle de variation jarmushienne tendance absurde, pessimiste et quasi-fantastique sur l’ennui, la lose et le refus désespéré de l’autorité, déjà avec Joshua Burge dans le premier rôle, avait quelque chose d’assez séduisant, dans le style film-indépendant-fauché-et-sympa, quoiqu’inabouti. Difficile de dire s’il y a vraiment du nouveau dans Buzzard, certes plus écrit – avec à la clé quelques scènes hilarantes – et reproduisant en l’enrichissant le même univers de masques, de cinéphilie décalée et d’urbanité éraflée dans un Michigan en crise. Un drôle d’objet séduisant-déroutant, parfaitement à sa place dans un festival et plus encore dans une sélection ouverte aux jeunes réalisateurs émergents. (Jour 1)
Manouk part, le lendemain, à la découverte, d’un digne représentant du genre comédie-new-yorkaise-psychanalytique-à-humour-grinçant-woodyallenien, Alex Ross Perry. Son troisième long-métrage, Listen up Philip (Concorso internationale), dissèque la déprime grandissante d’un jeune écrivain doué pour faire son malheur et celui de ceux qui l’entourent, pris sous sa protection par un vieil auteur aussi narcissique et suffisant que célèbre, et poussant plus loin encore l’art de se complaire dans un malheur et une méchanceté opérant comme garanties de son génie. (suite)
Manouk se hasarde dans les Alpes suisses avec Schweizer Helden (« Héros suisses »), film dans lequel Sabine, la cinquantaine, femme au foyer bourgeoise fraîchement séparée de son mari, s’apprête à passer Noël seule – son ex et sa fille se dorent la pilule en Jamaïque et ses copines vieilles, botoxées et réac ont fait semblant d’oublier, avec le sourire, de l’inviter à leur sauterie annuelle à Saint-Moritz. Ne se laissant pas abattre, Sabine s’offre une petite randonnée dans les blanches vallées alpines – blanches vallées que Peter Luisi filme, re-filme et re-re-filme dans des plans d’ensemble heureusement pas interminables. Sereine et endorphinée, alors qu’elle respire à pleins poumons l’air aussi pur qu’helvète, lui arrive dessus un mastodonte, mousse à raser autour de la bouche et ventre nu et ventripotent en avant, éjecté de sa salle de bain par trois policiers lancés à sa poursuite.
Sabine effectue un plongeon, suite à cette improbable collision tragi-burlesque, dans la réalité des demandeurs d’asile attendant dans les centres d’hébergement de savoir si la Confédération voudra bien leur accorder un permis de séjour ou les renverra chez eux – sur le sujet, revoir, car il en vaut la peine, Vol Spécial, de Fernand Melgar –, le cas échéant en leur communiquant la nécessité de vider les lieux par voix de gardiens de la paix sachant faire preuve d’une fermeté toute paternelle. Pour meubler ses vacances jusqu’à la Saint-Sylvestre, se prouver qu’elle peut servir à quelque chose et quelqu’un, oublier sa solitude, Sabine se retrouve, pleine d’espoir et de bonne volonté bienpensante, animatrice d’un atelier de théâtre dans ce lieu perdu entre les edelweiss et où cohabite un échantillon représentatif de la misère du monde. (suite)
Jusqu’à ce que le Kurde Remzi rappelle à Sabine, et au public avec elle, que les demandeurs d’asile qu’elle veut faire jouer ne sont ni drôles ni là pour rire. Avertissement efficace, qui a sérieusement refroidi l’ambiance, et partir duquel le film n’a fait que gagner en crédibilité et en émotion, après un démarrage qui faisait craindre le pire. La représentation aura bien lieu mais après moult péripéties et dans des conditions inattendues, réjouissante irruption multicolore au cœur d’Altdorf et de sa statue du héros de l’Helvétie naissante. (Jour 3)