Cela ferait penser à une scène très bucolique, comme le Plateau des Mille Vaches*, au coeur du Limousin. Mais cela n’a rien à voir… La réalité est tout autre. Projet lancé par un industriel, il s’agit bien d’un projet… industriel, qui n’a rien à faire avec l’agriculture telle que l’on pourrait encore éventuellement l’entendre actuellement. En fait, le nom même est transparent: il s’agit effectivement de cantonner 1000 vaches laitières (c’est à dire plus de 1700 bêtes en tout) dans une ferme-usine située dans la Somme, afin d’y assurer la production de lait et aussi de méthane pour la production d’énergie.
On lit souvent que ce projet est « en rupture totale avec le modèle agricole français ». Modèle encore largement familial, avec des fermes comptant entre 50 et 80 bêtes. On comprend dès lors, en comparant les chiffres, le saut quantitatif franchi par le propriétaire de ce projet, Michel Ramery. Ce qui est le plus stupéfiant, c’est la candeur (ou la rouerie?) de cet entrepreneur qui semble très fier de son idée et de son projet. Où est le problème, après tout? Big is beautiful dans une filière où la fin des quotas annonce une concentration brutale des entreprises. Logique financière avant tout donc. Rien de nouveau sous le soleil libéral…
Or, alors que la France essaie péniblement d’élaborer un projet agricole qui sorte de la pure logique quantitative, voilà la ferme des mille caches qui s’y oppose frontalement, comme s’il s’agissait du prototype futuriste des fermes laitières françaises, voire européennes. Que dire face à une telle évolution? On ne peut pas continuer à affirmer que le bio est un luxe pour bobo, car la survie même de l’agriculture est en jeu, mais les questions de santé publique engendrées par la surconsommation de produits agricoles comme le lait restent non résolues, et ce n’est pas ce genre de projet qui va arranger les choses. Il s’agit, une fois n’est pas coutume, d’un vrai problème de société.
Les bêtes de la ferme des mille vaches ne sortiront jamais. Elles mangeront des aliments en partie artificiels et « produiront » du lait qui rejoindra la grande distribution. La logique de masse de l’agro-industrie poussée à son comble: voilà ce que propose ce « modèle » de production. Ceux qui ont vu We feed the World ou encore Notre Pain quotidien voient quelle peut être la réalité technique des animaux: des sortes de camps de concentration où on ne comprend même plus ce qui arrive aux bêtes tant l’univers dans lequel elles évoluent est abstrait, technique et totalement éloigné de la vie, un comble. On pourrait dire déshumanisé, car en effet les animaux aussi méritent d’être respectés, et dans l’élevage traditionnel, une relation particulière s’établissait entre l’éleveur et l’animal. A ce titre, les suites de la crise de la vache folle ont été à peu près nulles: retour au business as usual, une fois les sirènes médiatiques tues, alors que cela aurait été une occasion rêvée pour revoir en profondeur la manière dont on traite les animaux, de l’élevage à l’abattage.
La logique industrielle fait fi de toutes ces considérations. Il faut d’une part que les gens consomment le plus de lait possible, tant pis si cela les rend malades, l’industrie pharmaceutique et de la santé s’occupera d’eux! Défendre la qualité de vie des agriculteurs et des animaux? Inutile! Après avoir littéralement détruit la culture paysanne dans les années 1960, sous prétexte de modernisation, on a de fait américanisé l’agriculture: considérer l’agriculture comme une activité économique « comme une autre » et non comme un fait de civilisation, mécaniser le plus possible, rationaliser la production pour maximiser les gains, considérer les plantes et les animaux comme des choses et non comme des êtres vivants à part entière… sans oublier l’usage massif de produits chimiques et dérivés du pétrole présentés comme des solutions providentielles à tous les problèmes des paysans.
Le résultat est aisé à vérifier: des urbains majoritaires certes, mais dans quel but? Fantasmer une « nature » radicalement et dramatiquement éloignée de nous, élaborer des écologies de pacotille pour espérer renouer avec le monde naturel, et en même temps continuer à dévitaliser les campagnes, réduire les paysans à une minorité totalement dominée, peut être comme jamais dans son histoire, par les industriels qui mènent la danse depuis déjà longtemps, et des « consommateurs » qui vivent dans des campagnes qu’ils ne comprennent pas ou plus, et dont ils ne vivent pas, puisque la plupart des habitants de ces fameuses zones périurbaines font leurs courses anonymes dans des hypermarchés. Sans oublier les problèmes multiples sur la santé d’une alimentation déséquilibrée, mortifère et insipide. Caricature?
Alors pourquoi tant de problème d’obésité, d’intolérances et d’allergies alimentaires, voire de cancers, qui de surcroît ignorent superbement les classes sociales, qui continuent d’exister, n’en déplaise aux chantres du « post-industriel ».
Notre monde n’a jamais été aussi dépendant de l’industrie. Cette logique poussée à son comble dans le domaine de l’agriculture devient tout simplement monstrueuse. Si aucun gouvernement ne comprend cela, c’est effectivement aux citoyens de réagir. Pour le moment, les actions des divers manifestants ont fini en actions de justice. Dans le grand mouvement de la marchandisation du vivant, il y a encore tant à faire pour s’y opposer. Car nous rebattre les oreilles sur les générations futures ne rime pas à grand chose si la totalité du vivant n’est pas prise en compte.
En une: vue aérienne du site de l’usine en construction.
* en fait, « vache » signifierait « source » en rapport avec les langues locales anciennement parlées. Ce serait donc le « plateau des mille sources ».
2 réponses à “La ferme des mille vaches: un nom faussement champêtre”
Bonjour Monsieur Gruet,
Voici donc une précise et complète description du monde agro-industriel actuel au travers d’une industrie totalement dégueulasse, mais qui n’a rien d’exceptionnel.
En effet, nous en sommes déjà là lorsqu’il s’agit d’élevage de porcs en Hollande ou de poulets en France, où nos agriculteurs bien pensants et révoltés par l’élevage des « milles vaches », s’en donnent plutôt à cœur joie dans cette industrie la.
Je crois malheureusement que l’avenir de l’humanité est bien posé, le scénario est réglé d’avance en dépit des coups de gueule, des oppositions, et dénonciations de toutes natures. L’agriculture de demain sera industrielle ou ne sera pas. Qui dans notre belle jeunesse imbibée de virtualité tous azimuts consentiront volontiers à traire deux fois par jour 150 vaches 365 jours par an, en acceptant un salaire modéré et en subissant la pression des acheteurs de lait, industriels des laitages, et autres prédateurs.
Concernant l’industrie bovine, a part quelques opposants grincheux, il ne m’a pas semblé naitre un outrage public et populaire relativement à cette « grande nouvelle ». Je pense même que d’aucun ont trouvé la chose plutôt salutaire en opposition au monde agricole qui geint, récolte des aides publiques, bousille nos routes, consomme du fuel à gogo, et est incapable de transmettre le métier aux jeunes.
Non l’horreur ne fait plus peur, on dirait même qu’en la décrivant on réussit à la faire aimer.
L’humanité est définitivement sur le chemin de la robotisation et de la deshumanisation.
Ceux ou celles qui voudront bien s’y opposer seront réduit à un statu de « résistant » perpétuel sans espoir de faire école, jusqu’à ce que leur disparition les soulagent de cette charge, et permette à la théorie du robot d’avancer.
Merci tout de même pour cet article qui atteste vraiment que la « résistance perpétuelle » est belle et bien commencée.
Bien cordialement
Pierre Chabat
Merci cher Monsieur pour ce commentaire. Je pense pour ma part qu’il y a de l’espoir tout de même car heureusement la Terre est vaste et la géographie rappelle que les situations ne sont pas partout les mêmes au même moment. Mais effectivement, il y a beaucoup de signes très inquiétants concernant la production agro-industrielle et sa puissance. Vous parlez de résistance, il s’agit bien de cela, et la recherche scientifique peut servir aussi à faire prendre conscience, sans pour autant tomber dans le militantisme sectaire. Certains comme Edgar Pisani reconnaissent à demi-mots que les campagnes, après s’être vidées des emplois agricoles, sont des gisements d’emplois. Les AMAP sont de petites utopies agraires, mais qui sont viables économiquement et donnent du sens au métier d’agriculteur. C’est un très vaste problème, qui passe par le mépris envers le monde paysan au moins depuis Louis XIV jusqu’à l’industrialisation plus ou moins complète de la filière et l’aliénation pour les travailleurs agricoles. Que dire de ces agriculteurs malades de cancers à cause des pesticides utilisés en abondance mais qui continuent à les déverser par pure idéologie productiviste? Comme si produire beaucoup était une affaire de dignité…
Comme je l’évoquais dans l’article, la limite extrême c’est notre santé, car même si on endoctrine les « consommateurs » sur les « bienfaits » de la malbouffe, viendra fatalement un moment où l’on se rendra compte de l’impasse de ce mode de consommation. On a fait aussi des ponts d’or à la grande distribution en France, mais à présent les temps changent peu à peu. C’est une lutte, longue et pénible, mais j’espère qu’elle pourra donner des fruits point trop amers. Des gens comme Pierre Rabhi peuvent donner de l’espoir.