Ou plutôt de l’attentat contre Charlie Hebdo qui inspire le psychanalyste Jacques André, interrogé par Libération (1). Les géographes ont travaillé sur les différentes manières de rire dans le monde, ce qui fait rire et pas rire du tout, ce qui est accepté et ce qui ne l’est pas.
Des extraits de cette remarquable interview par Eric Loret et Nathalie Levisalles pour comprendre le fossé entre la France et bien des pays sur cette question. Et décrypter d’autres points sur ce qui fait de nous des « Français », une tribu parfois difficile à cerner pour les étrangers…
Jacques André :
« Je ne me sens pas seulement le fils d’une histoire familiale, d’une filiation parentale, comme tout le monde, mais le fils d’une culture, d’une philosophie, d’un esprit, d’une nation même (…). Le mot « peuple » aussi, qu’on manie habituellement à tort et à travers, comme si cet être psychique collectif acquérait pour une fois une cohérence. Il faut un événement comme celui-là pour s’apercevoir que cette histoire – et pas juste l’histoire de France – est transmise. Ce qu’on a pratiquement aucun moyen de repérer dans d’autres circonstances ».
« Charlie Hebdo, ce n’est pas Voltaire mais, en même temps, il y a quelque chose qui passe par le boulevard Voltaire, de la République à la Nation. C’est très étonnant de découvrir à quel point nous sommes habités par ça, à notre insu.(…) Tout le monde n’a pas accès à l’humour. La question du surmoi est importante (…) car il y a une relation très intime entre le surmoi – cette puissance d’interdit, de contrainte, d’obligation, qui dit une chose et son contraire et rend tout le monde un peu dingue -, et l’humour qui permet de se dégager, de faire un pas de côté.
« Dieu, c’est un autre nom pour le surmoi, cette puissance qui surplombe, qui contraint à obéir, qui livre ses commandements. C’est par rapport à cela qu’il faut pouvoir faire ce pas de côté. On peut ou on ne peut pas. On a la plasticité ou pas. On se soumet ou pas. L’humour, c’est le contraire de la soumission. C’est n’est pas nécessairement révolutionnaire, ça ne renverse évidemment rien. Mais si on peut rire de celui qui vous commande… ça fait quand même une petite différence entre le prendre pour Dieu et le prendre pour un rigolo.
« (Dimanche 11 janvier) : il y a des mécanismes d’identification majeurs. L’identification suppose qu’on devient tous les mêmes, et on devient les mêmes parce qu’on se rapporte à quelque chose de commun. C’est pour cela que l’idée de nation est intéressante ici, c’est une nation d’idées, de pensée, pas une nation territoriale. Il y a des identifications collectives et, au centre, il y a des idéaux dont la liberté d’expression (…) Soit on peut dire ce qu’on veut et on vit, soit on ne peut pas et on se fait tuer, c’est une différence assez repérable (…).
« Dans les moments que nous vivons, il est évident que la singularité de l’individu ne suffit pas. Nous sommes des êtres sociaux : on l’est banalement, ordinairement, mais on l’est beaucoup plus profondément qu’on ne le pense. Ce que permet un moment comme celui-ci, c’est de découvrir à quel point nous sommes partie prenante d’un être psychique collectif. Je prends mon propre exemple : je ne peux pas dire que je me sente français tous les jours ni ce que ce mot-là me fasse toujours rigoler et pourtant, je ne me suis jamais senti aussi français que depuis mercredi. Pas du tout au sens territorial, mais au sens d’héritier de Voltaire, d’héritier de l’histoire, c’est le secret de la démocratie moderne, l’histoire de la Révolution, de Montesquieu, Diderot… On découvre à quel point c’est un privilège dans une société que puisse exister Charlie Hebdo. Peu de pays pourraient supporter Charlie Hebdo.
A une question sur les Etats-Unis qui floutent les dessins de Charlie alors qu’ils sont très affectés, Jacques André répond :
« Les Etats-Unis sont animés par des idéaux comme la liberté d’expression ais, sur la question religieuse, ils n’ont pas la même liberté que la France. On a tendance à oublier qu’avec la Révolution française, ce n’est pas seulement l’Ancien régime qu’on a mis par terre, c’est aussi un mouvement de déchristianisation très important. Dans les cimetières, on avait inscrit : « La mort est un sommeil éternel ». La Révolution est un moment de passion antireligieuse qui dit que, si Dieu existe, la démocratie n’est pas possible.
« Qu’est-ce qui fait que la violence va jusqu’au meurtre ? C’est très difficile à saisir car les hommes qui font ça n’ont pas l’occasion de s’ouvrir à une parole, d’être écoutés. Au contraire. Pour que le meurtre puisse se produire, il faut qu’il y ait un mentor quelque part. Plus qu’un maître à penser, parce qu’un maître à penser, ça permet encore de penser. J’ai quand même le sentiment qu’il y a beaucoup de la violence de l’adolescence. Pol Pot n’était pas un adolescent mais au sein des Khmers rouges, il y avait beaucoup d’adolescents. Entre 15 et 18 ans, quand on a un fusil, on tire. Les hommes qui ont commis les meurtres chez Charlie et dans l’Hyper Cacher ont tout d’adolescents jamais achevés. On ne sent nulle part l’homme adulte. (…) « Je désire », « je veux », « j’agis », le tout nourri d’une pensée magique, parce que s’ils n’avaient pas la conviction délirante qu’il y a une vie après la mort, je ne pense pas que ce serait jouable. Il y a une toute puissance de la pensée religieuse, mais qui prend-là une forme maximum. Ils ne font pas ça pour mourir, ils ont quelque part la conviction qu’ils ne meurent pas, ils font ça pour la gloire, pour l’héroïsme, pour vivre.
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(1) Libération, 14 janvier 2015
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