Dans l’un de ses livres les plus réussis, La carte et le territoire (voir plus bas), Houellebecq avait régalé les géographes. Dans son nouveau pavé, Soumission, le romancier ne dédaigne pas reprendre certaines de ses marottes sur le déclin des pays occidentaux, ce qui pourrait s’apparenter à de la géopolitique.
Mais ici, le roman prend une forme nouvelle : le récit de l’accession en 2022 à la présidence française d’un candidat appartenant au parti musulman, La Fraternité musulmane et, notamment, la transformation de la Sorbonne en université islamique. Ce livre est une farce sur les mutations de la société française qui applique avec un enthousiasme joyeux les normes du monde wahhabite comme les femmes et hommes séparés, les femmes voilées, la polygamie…
Soumission parodie le roman à thèse parce qu’ici l’Europe qui embrasse l’Islam radical reprend la crainte de millions de Français lisant Zemmour ou Camus (Renaud) ou écoutant Bardot. Une idée pas si nouvelle puisque l’auteure anglaise Bat Ye’or avait déjà inventé Eurabia. En gros, une Europe islamisée parce que les élites ont abandonné le combat, parce que les djihadistes attaquent depuis cette base arrière les intérêts des Etats-Unis et d’Israël.
Dans sa critique (1), Lisbeth Koutchoumoff présente le narrateur comme un personnage houellebecquien « avec une touche Woody Allen plus marquée » mais où tous les personnages pensent de la même façon. Puisque Houellebecq joue à « inventer une connivence entre les islamistes et leurs ennemis de la droite ultra« , puisque ces proches de Marine Le Pen aiment les femmes à la maison, le « socle » familial… allons jusqu’au bout !
Certes, le landerneau littéraire et journalistique ne s’y retrouvera pas (2) car François le héros ainsi que toute la société se soumettent raisonnablement « à la force spirituelle et/ou idéologique du moment. » François, le narrateur, professeur d’université à Paris-III, spécialiste du décadent catholique Huysmans « prend ses leçons d’islam en s’anesthésiant consciencieusement au meursault« . Mais le récit qu’il fait de l’élection de Mohammed Ben Abbes, musulman modéré, fils de l’école républicaine raconte la fuite du narrateur qui craint la guerre civile à Paris. Renseigné par un ami des RG, le narrateur marqué de « phobie administrative »à la Thévenoud appréciera l’efficacité politique du nouvel élu, se laissera convaincre que la charia va de soi dans l’Islam de tous les jours. Comme en Turquie aujourd’hui…
Le plus cocasse sera de voir l’Université islamique Paris-Sorbonne (sic) se « saoudiser« , les professeurs devant se convertir à l’islam pour être titularisés, comme Huysmans s’était à son époque converti au catholicisme. Puisque le Qatar s’offre nos footeux, pourquoi l’Arabie saoudite ne se paierait pas le soft power de professeurs mâles ? Robert Rediger, le président de cette nouvelle Sorbonne (allusion à peine masquée à Robert Redecker) présente le Coran comme un « immense poème mystique de louange » où une « union de la sonorité et du sens […] permet de lire le monde« .
Fidèle à son habitude, Houellebecq interpelle des personnalités, comme François Bayrou dont il se moque joyeusement, Jean-François Copé et Christophe Barbier qui en prennent pour leur grade. Il les place dans la sphère médiatique qui stigmatise les Cassandre ayant annoncé « une guerre civile entre immigrés musulmans et populations autochtones de l’Europe occidentale » (2). Ceux qui feront l’histoire ne sont pas ces pantins mais les Danois et Norvégiens chez qui « l’idéologie multiculturaliste est bien plus oppressante » qu’en France.
Pourtant, Cassandre chez les Grecs qui la connaissaient comme pessimiste – mais bien informée puisque ses prédictions se réalisaient – n’était pas entendue. C’est en quoi la soumission du territoire français s’est déroulée sans anicroche. Laissant les lecteurs se faire une opinion devant ce conte grinçant qui a toute la forme d’une géopolitique du monde occidental aux prises avec ses démons.
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(1) Michel Houellebecq cauchemarde, Le Temps, 3 janvier 2015
(2) Les pieds dans le plat, J. Anciberro, La Vie, 1er janvier 2015, p. 25
ANNEXE
Voir la critique sur La carte et le territoire (site des Cafés géo) dont voici un extrait :
Dans la première partie qui compose La carte et le territoire de Michel Houellebecq, un plasticien de renommée mondiale, Jed Martin, expose une trentaine d’agrandissements photographiques empruntés aux cartes Michelin « Départements ». Des cartes de zones géographiques variées, « de la haute montagne au littoral breton, des zones bocagères de la Manche aux plaines céréalières de l’Eure-et-Loir ». L’exposition est installée au siège de Michelin, avenue de Breteuil à Paris, annoncée par cette transcription majuscule : « LA CARTE EST PLUS INTERESSANTE QUE LE TERRITOIRE ».
La carte Michelin joue dans le roman le même rôle que la plupart des objets et des lieux : voitures, tableaux, supermarchés, clé USB, pavillons de banlieue… Mais ici, Jed Martin raconte un coup de foudre pour les cartes sur l’autoroute A20. Il va enterrer sa grand-mère à Châtelus-le-Marcheix, et sur « une des plus belles autoroutes de France » dans un relais peu avant La Souterraine, il achète une carte de la Creuse. « C’est là, en dépliant sa carte, à deux pas des sandwiches pain de mie sous cellophane, qu’il connut sa seconde grande révélation
esthétique. Cette carte était sublime ; bouleversé, il se mit à trembler devant le présentoir.
Jamais il n’avait contemplé d’objet aussi magnifique, aussi riche d’émotion et de sens que cette carte Michelin au 1/150 000 de la Creuse, Haute-Vienne. » Houellebecq met en scène la carte comme objet esthétique, la même qui figurait chez les marchands de la Renaissance et de l’époque moderne où les cartes étaient peintes sur les tableaux. Et il ajoute : « L’essence de la modernité, de l’appréhension scientifique et technique du monde s’y trouvait mêlée avec l’essence de la vie animale. Le dessin était complexe et beau, d’une clarté absolue, n’utilisant qu’un code restreint de couleurs. Mais dans chacun des hameaux, des villages représentés suivant leur importance, on sentait la palpitation, l’appel de dizaines de vies humaines, de dizaines ou de centaines d’âmes – les unes promises à la damnation, les autres à la vie éternelle. » Lu au deuxième degré, cet hommage à la carte la plus banale qui soit et sur laquelle les géographes travaillent peu parce qu’elle est essentiellement routière, créée par une entreprise de pneumatiques dont ce n’est pas le c ur de métier, le mène au territoire rural qu’iL’dézingue comme l’un des symboles français.
Mais Houellebecq va plus loin. La carte est devenue un objet esthétique et un objet de collection. Son information serait vigoureusement contestée par Jed Martin. En fait, la contestation plus radicale de « la carte qui n’est pas le territoire » vient des travaux d’Alfred Korzybski (1879-1950), scientifique d’origine polonaise, fondateur de la sémantique générale.
Partant du constat après la Première guerre mondiale que les hommes font beaucoup d’évaluations erronées, Korzybski en conclut que l’homme se fabrique des représentations du monde extérieur qu’il appelle des cartes parce que, comme les cartes de géographie, elles n’ont pas la prétention de dupliquer les objets réels. Cela lui permet d’affirmer notamment qu’une carte n’« est » pas le territoire et que les cartes sont autoréflexives, dans le sens où elles parlent autant de ce qu’elles représentent que de celui qui l’a dessiné. Chez Houellebecq qui manie l’humour et la dérision, la carte Michelin raille l’efficacité territoriale revendiquée par la firme. Il ne dit jamais que la carte a une utilité géographique. C’est pourquoi dans l’exposition chez Michelin, par provocation, elle est « plus intéressante que le territoire ». Cette ruade passée, les géographes aimeront se promener dans le roman de Houellebecq. Il y dessine une géographie fluide, un monde très circulatoire avec des personnages inattendus, Frédéri Beigbeder, Julien Lepers, Patrick Le Lay, François Pinault, Claire Chazal et même l’éditrice du livre, Teresa Crémisi qui doit répondre du meurtre du double de Michel Houellebecq.
Les géographes aimeront aussi la charge que Houellebecq sonne contre la campagne française, même si Jed Martin ira y finir ses jours, après avoir goûté des heures délicieuses avec Olga au château de Vault-de-Lugny. Ce qui, entre parenthèses, nous vaut de savoureux commentaires sur les saucisses pour les touristes chinois et la « fusion food franco-marocaine, pastilla au foie gras. » Lorsque Jed Martin rend visite à l’écrivain Michel Houellebecq, il feint
de s’étonner que le village soit vide, décrit les maisons et l’église : « Manifestement, ici, on ne plaisantait pas avec le patrimoine. Partout, il y avait des arbustes ornementaux, des pelouses ; des pancartes de bois brun invitaient le visiteur à un circuit aventure aux confins de la Puisaye. » Une campagne ripolinée et mise au goût des citadins. La campagne houellebecquienne a son grand-prêtre dans le roman, son génie : Jean-Pierre Pernaut. En conférence de rédaction « partant de l’actualité immédiate – violente, rapide, frénétique insensée – Jean-Pierre Pernaut accomplissait chaque jour cette tâche messianique consistant à guider le téléspectateur, terrorisé et stressé, vers les régions idylliques d’une campagne préservée, où l’homme vivait en harmonie avec la nature […]. Plus qu’un journal télévisé, le 13 Heures de TF1 prenait ainsi l’allure d’une marche à l’étoile, qui s’achevait en psaume. » Cette
vision désespérée de la campagne où l’on meurt beaucoup dans le roman pourrait bien être dans le futur, un vrai document sur la France du XXIe siècle. […]
Gilles Fumey