Cher Président Sarkozy,
Vous rappelez-vous notre rencontre le lendemain du 14 juillet 2009 dans la Salle des fêtes de l’Elysée ? Je reviens vers vous car on me dit que vous avez un trou de mémoire, ce qui se conçoit quand, au lendemain de cette mémorable 210e fête nationale, dans votre soif d’action, vous invitiez 500 jeunes en formation envoyés par quelques entreprises, dont la mienne, l’illustrissime firme Coca-Cola, à venir vous rencontrer sur le thème de l’emploi des jeunes.
Certes, la préfecture de l’Essonne dans la ville bien-aimée des avionneurs, Evry, avait dû faire son travail. Vérifier que nos curriculum étaient propres et que nous étions tous méritants. Wikipedia n’avait pas encore rédigé ma biographie comme aujourd’hui. Mais en 2009, il devait bien apparaître quelque part que j’avais participé à plusieurs braquages, que j’avais séjourné à Fleury-Mérogis dont j’allais dénoncer les conditions de vie dans une vidéo sortie l’année où nous nous sommes rencontrés. Les services du ministère de la justice devaient bien savoir – bien qu’ils le nient aujourd’hui – que j’avais rencontré Chérif Kouachi et un prédicateur Djamel Beghal. Mais nous étions tous tellement heureux d’avoir l’occasion d’aller à l’Elysée que toutes ces réticences ont dû tomber si tant est qu’elles furent exprimées quelque part dans l’administration.
Avez-vous imaginé l’ambiance qui régnait dans le bus qui nous conduisait par cette belle journée du 15 juillet rue du Faubourg-Saint-Honoré ? Nous étions à bloc ! A nous Paris, à nous la France ! Le journal Le Parisien m’avait même interviewé la veille pour tester notre fierté et nous rappeler la chance que nous avions de vous rencontrer. A l’époque, j’avais même pensé obtenir un autographe et une photo pour la famille : « Le rencontrer en vrai, c’est impressionnant. Qu’on l’aime ou pas, c’est quand même le président » avais-je même ajouté d’un ton très enthousiaste, comme émerveillé de ce qui allait nous arriver.
Pourtant, bien qu’en contrat de qualification, j’avais déjà rejeté intérieurement tout ce que la France pouvait me donner. Quelques semaines plus tard, je me sentais un peu déprimé chez Coca. Je me sentais ailleurs. Comme en un lieu sans géographie. Orphelin trop tôt, sans que j’aie pu être vraiment compris de quiconque, dégoûté de ce que nous avions vécu, jeunes des quartiers, même si je reconnais qu’un contrat en alternance était une chance en or, je ne voyais pas dans mon entourage quelqu’un avec qui me construire une personnalité qui rejoindrait mes désirs et mes rêves. Si mes souvenirs sont bons, à la même époque, j’avais revu avec celle qui était devenue à la mosquée mon épouse, Hayat Boumeddienne, un des frères Kouachi et Beghal assigné à résidence dans le Cantal, à Murat, charmante ville qui n’aurait pas déplu à Houellebecq. J’ai même le souvenir de m’être alors entraîné au maniement des armes et au tir.
Lorsque nos regards se sont croisés après un discours de circonstance très rapide, vous sembliez vous aussi ailleurs. Dans l’euphorie des mains serrées, tout à la joie de nous faire ce cadeau, on voyait que vous ne comprendriez pas combien notre détresse ne s’évanouirait dans votre rougeoyante salle des fêtes. Vous n’imaginiez pas que tout ce que nous percevions comme des humiliations nous laissait désemparés. Pourquoi la potion magique du brave docteur Cyrulnik dont j’avais lu en prison Les vilains petits canards, la fameuse résilience, ne fonctionnait-elle pas ? Pourquoi le fossé entre nos rêves, nos envies de changer le monde ne se comblaient pas avec votre gentillesse, votre bonheur à nous recevoir, et, dois-je être impertinent jusqu’à parler d’une forme de naïveté dans cette séance de câlinothérapie républicaine ?
Aujourd’hui, une semaine après les manifestations monstres qui ont eu lieu en France et à l’étranger, les experts s’épanchent dans les médias pour comprendre ce qui s’est passé dans nos têtes, comment protéger la jeunesse de telles dérives vers la folie islamiste. On voit la ministre de l’Education nationale pérorer sur un énième « dispositif ». Qui se soucie de ce qui se grippe en nous lorsque la haine nous envahit sans qu’on sache la maîtriser, ni mettre des mots dessus ?
La veille, cher Président, vous aviez accueilli sur les Champs-Elysées tout ce que la France a de méritant. L’Inde était à l’honneur avec ses soldats. On m’avait soufflé que les hélicoptères avaient défilé au son de la Chevauchée des Walkyries, qui devait rappeler le film Apocalypse Now. Je n’avais pas la culture pour saisir tout cela, mais ayant vu, peu après, ce film sur la guerre du Viêt Nam, je ne vous cache pas que, bien que déjà délinquant, la violence du capitaine Willard et la décapitation d’un membre de l’équipage m’avaient tétanisé, comme si tout ce qui s’était sédimenté en prison remontait à la surface.
Vous sachant dans la manifestation du 11 janvier dernier, j’ai pensé qu’il était utile de vous rappeler que tout le bien que vous avez pu faire n’a pas pu me sauver. C’est un drame effroyable que je ne m’explique pas mais que je voudrais transmettre à tous les naïfs qui s’affairent sur notre condition de terroristes. Si j’avais un mot à ajouter, c’est que cette folie nous échappe. Que, bien sûr, il y a un empilement de causes avec des proximités, des emboîtements, des coïncidences qui déroulent une série noire peu contrôlable. Mais que tout cela n’épuisera pas la politique que vous pourrez mener à l’avenir. « Le terrorisme est l’arme des faibles« , dit-on. Ou « des puissants », entend-on ailleurs. Vous voyez bien, personne ne s’accorde sur le sens de ce qui n’en a peut-être pas.
Vous souhaitant plus de chance qu’en 2014,
P.c.c. Amédy Coulibaly