Après la grand messe républicaine du 11 janvier 2015 contre les tueries à « Charlie Hebdo« et à l’Hyper Casher, les médias feignent de découvrir qu’une part des Français n’étaient pas Charlie. Ils partent à leur rencontre, notamment dans les banlieues et dans les pays musulmans.
Car dans le monde musulman, la couverture de Charlie Hebdo ne fait pas rire du tout. Elle est vue comme une nouvelle insulte. Alors même que peu de commentaires relèvent le très évangélique « Tout est pardonné » qui vient après l’assassinat de douze personnes. Obnubilés par la représentation du « Prophète », certains lecteurs comprennent mal le dessin de Luz et le commentaire d’un Mahomet tenant la pancarte fétiche qui a sauvé Charlie Hebdo du naufrage.
Les journalistes de Charlie se demandent parfois s’ils rêvent. Eux qui tiraient le diable par la queue, les voici millionnaires. Millionnaires et mondialisés. Des dizaines de journaux dans le monde se sont même vus refuser par la nouvelle direction du journal la traduction et l’impression pour leurs lecteurs. Seuls deux canards turc et italien (Cumhyriyet et Il Fatto Quotidiano) ont été autorisés à imprimer l’hebdo dans leur édition du 14 janvier. Bientôt, une version numérique existera en quatre langues. La traduction arabe a été réalisée par Courrier international, celles en espagnol et anglais par Reporters sans frontières. Mais Charlie, ce n’est pas des bisounours, ni une célèbre chocolaterie. Charlie est devenu une géographie.
L’impact de cette couverture a été immédiat de l’autre côté de la Méditerranée. La diffusion a été empêchée dans de nombreux pays du Moyen-Orient où dominent la colère et la consternation, sans parler d’une certaine lassitude partout. Ainsi, la Syrie et ses réfugiés grelottent (et meurent) sous une violente vague de froid entre des attentats qui n’en finissent pas, les Syriens ont bien d’autres chats à fouetter que de lire Charlie.
L’Egypte a été la plus violente à réagir, du haut des minarets de la célèbre Al-Azhar, dont les chefs religieux ont trouvé les dessins « insultants à l’égard du Prophète », aussi bien les chefs musulmans que coptes orthodoxes comme le patriarche Tawadros III. Pour le prédicateur Youssef Al-Qaradawi, les dessins rendent crédibles l’idée que « l’Occident est contre l’Islam ».
Au Liban, le Hezbollah qui avait critiqué le massacre de la rédaction, a néanmoins mentionné les « atteintes au Prophète et aux musulmans« . Au Maroc, le roi – Commandeur des croyants – interdit les journaux étrangers ayant publié des caricatures en hommage aux victimes, faisant allusion à des « provocations et diffamations« . En Algérie, l’attentat a été condamné mais les médias nationaux appellent à la « défense du Prophète » sous le titre « Nous sommes tous Mahomet ».
En Turquie, les pages internet reproduisant les dessins ont été bloquées. Seul le quotidien kémaliste Cumhuriyet a été autorisé à publication mais pas à la une du journal. Mais le premier ministre a dénoncé les caricatures comme une grave provocation : « la liberté de la presse ne signifie pas la liberté d’insulter », a plaidé M. Davutoglu, premier ministre.
En Iran, les diplomates ont condamné aussi ce qu’ils voient comme des « abus de la liberté d’expression en Occident ». Expliquant que ce nouvel acte de publication avec le soutien des dirigeants occidentaux « renforce le cycle de la violence et de l’islamophobie ». Enfin, au Sénégal, pays à 90% musulman, toute reproduction est interdite. Et en Mauritanie où règne la charia, des manifestants se sont massés devant l’ambassade de France en promettant un mouvement de grande ampleur dans les jours à venir.
Manifestement, l’idée de blasphème très présente ne l’est pas en France. Du fait de la laïcité, construite depuis la Révolution. Du fait que les juges rappellent régulièrement que l’idée de blasphème n’existe pas pour les religions, à ce stade de publication. Chaque pays a sa législation et sa vision et la France découvre qu’elle peine à partager les siennes à une partie de la population. Rude tâche !
–Voir aussi Libé 13 janvier
Stéphanie Hennette-Vauchez Prof de droit public,PAR SONYA FAURE
«On est encore invité à exercer notre esprit critique par l’ironie mordante de la une : la phrase « Tout est pardonné » a quelque chose de la prescription ou du commandement religieux. Le contraste très fort et immédiat entre cette phrase et le sentiment général dans lequel on se trouve tous (ce qui a été commis n’est-il pas impardonnable ?) invite à réfléchir sur la place du message de pardon des religions dans la société contemporaine. Est-il naïf ? Si tout est pardonné, alors n’en parlons plus… Est-il dangereux ? Le pardon comporte un risque d’anesthésie, de perte du sens critique, favorisant alors le fourvoiement dans des mesures plus sécuritaires (un Patriot Act français ?)»