Le travail photographique de Doug Rickard consiste à re-photographier les images produites par les camionnettes Google pour fabriquer les fameuses streetview. Outil vertigineux qui, comme le rêve (cauchemar?) de Borges qui proposait d’établir une carte du monde à l’échelle 1/1, donne l’impression que l’intégralité du monde (muni de routes) pourrait apparaître sur son écran.
Le « travail » automatique de ces camionnettes fait effectivement surgir une Amérique fantomatique, émaciée, et plutôt désolée. On y aperçoit des silhouettes, noires dans la plupart des cas. Elles passent et semblent se dissoudre, ne pas être vraiment là. Ils font partie du paysage, mais c’est un paysage de la déréliction. Personnages floutés deux fois, la première par leur mise à l’écart, la seconde par le programme de prise d’images. Ainsi effacés, on ne voit que mieux le désert social, économique, culturel dans lequel ils évoluent. Ces photos prises en légère plongée font penser aux caméras de surveillance, comme le fait remarquer un blog qui parle de Rickard.
Mais la dimension spatiale qui ressort de ce travail est angoissante : où sommes-nous ? Et que devons-nous voir ? On dirait les non-lieux de Marc Augé étendus dans toutes les directions : c’est comme si le paysage démantibulé des entrées de ville, que l’on retrouve en France, avait pris la dimension de la ville entière. Ces banlieues à rues orthogonales semblent se diluer dans un horizon poussiéreux, indéfini. Au-delà de la pauvreté, criante sur ces images, on peut s’interroger sur les effets d’un paysage strictement utilitaire, qui découle d’une conception de l’espace elle-même très pragmatique. Le township des origines a non seulement effacé les marques des paysages amérindiens, (si jamais celles-ci avaient existé), mais il a installé une sorte de rien paysager, juste une matrice spatiale indéfiniment reproductible, absurde car vide de sens.
On ne peut pas exiger d’un paysage qu’il soit toujours signifiant, mais tout de même, dans ce cas, on remarque l’indifférence qui s’en dégage, et une forme de violence sourde. Car ce sont des paysages qui ne portent pas ceux qui y vivent ou y survivent. A peine les encadre-t-il. La perfection géométrique du grid pattern nord-américain reflète non plus un ordre social et une norme spatiale, mais surtout un désarroi, dénué de toute verticalité. C’est un véritable flat world, un monde plat que ne corrigent pas les gratte-ciels, pauvres témoins d’une richesse toute matérielle.
(Article initialement publié le 27 novembre 2012)