La vie dans un camp de réfugiés, vous avez une idée ? Alors, jetez un oeil au superbe travail de l’équipe de Delphine Papin dans le Monde et au livre de Michel Agier (1), Un monde de camps (La Découverte) qui ouvre les portes de plusieurs d’entre eux, au Kenya, au Liban et, même, à Calais. L’anthropologue Marc Augé parlerait-il de « non-lieux » où vivent « au moins 15 millions de personnes » aujourd’hui ?
Michel Agier distingue les camps organisés par des ONG (6 millions) et ceux qui sont déplacés dans les pays en guerre (Soudan), sans oublier les ghettos et autres « jungles » dans nos pays riches pour les sans-papiers. La Suisse, elle, a filmé les centres de rétention administrative… Les chercheurs anglais qui travaillent sur ces lieux parlent de camp studies.
Qu’est-ce qu’un camp ? Un espace extraterritorial (zones d’attente) qu’on ne voit pas sur les cartes, un régime d’exception (valant assignation à résidence, sans droit à une citoyenneté), une exclusion sociale (résultat de l’extraterritorialité et du régime d’exception).
Pour M. Agier, le camp « fait ville« , avec une organisation sociale, liée aux familles, un habitat qui se transforme progressivement. Et… des conflits. Habiter un camp, c’est s’y marier, entrer et sortir, donc communiquer avec l’extérieur, faire toutes sortes d’apprentissage de sociabilités. David Harvey y voit aussi des dynamiques qui créent des lieux centraux…
C’est pourquoi, comme M. Agier, on peut voir dans un camp un « brouillon de villes« , un point de départ pour une ville comme ce fut le cas à Sabra et Chatila au Liban dont le départ a été initié par quelques tentes en 1949. Aujourd’hui, Chatila abrite de nouveaux migrants venus jusque du Bangladesh, créant un lieu un peu hybride qui n’est pas vraiment une ville, mais qui est une périphérie. « Une dynamique qui associe le développement des villes à la mobilité, et on peut penser qu’elle a un bel avenir« , conclut le chercheur.
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(1) Source de l’article : Entretien avec Maryline Baumard, Le Monde, 18 avril 2015
Ci-dessus : en haut, camp de réfugié au Soudan ; en bas à Calais (2015)
Migrants morts en Méditerranée: un crime contre l’humanité?
Plus de 22 000 migrants se sont noyés depuis que les frontières extérieures de l’Union européenne ont commencé à se transformer en forteresse. Un scandale absolu qu’il est temps de dénoncer avec force. L’opinion de Claude Calame (*) (Source : Le Temps, 21 avril 2015)
3419 migrantes et migrants morts en Méditerranée en 2014, 300 dans la seconde semaine de février 2015 au large de Lampedusa; s’y sont ajoutés 400 disparus le deuxième week-end d’avril et 40 nouveaux morts mercredi dernier, tel est le dramatique bilan de la politique de fermeture des frontières menée par l’Union européenne, de Ceuta et Mellila en face de Gibraltar au fleuve Evros en Grèce du Nord. La France n’échappe pas à cette politique d’érection de murs contre les migrants. Non pas en Méditerranée, mais à Calais où tous les campements de migrants viennent d’être évacués pour être réunis loin de tout, dans un «bidonville d’Etat».
Un récent rapport de Human Rights Watch (HRW) a dénoncé les conditions de survie imposées aux quelque 3000 migrants qui, à Calais et dans le Calaisis, attendent soit une opportunité de passer clandestinement en Angleterre, soit l’incertain résultat d’une demande d’asile déposée en France: au dénuement total dans une situation d’extrême précarité s’ajoutent répression et exactions policières, entre passages à tabac et attaques au gaz lacrymogène.
Que fait le gouvernement français? Si en novembre dernier, à l’occasion d’une visite sur place, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve a promis la création d’un centre d’accueil limité à la journée et n’offrant que 400 places, en septembre il avait obtenu de son homologue britannique, Teresa May, un montant de 15 millions d’euros. Objectif principal: l’installation et le contrôle d’une barrière de sécurité interdisant aux migrants tout accès au port de Calais. En parallèle, Il a encouragé, aux frontières méridionales de l’Union européenne, le passage de l’opération «Mare Nostrum» à l’opération «Triton». Face à l’appui réel apporté cet été par les Italiens aux migrants en détresse dans leur traversée de la Méditerranée, il a donc soutenu une nouvelle opération d’envergure pour le contrôle policier et le bouclage des frontières méridionales de l’Europe. Cette opération répressive est directement responsable des nouvelles disparitions de migrants enregistrées dès février au large des côtes italiennes.
Ainsi la politique locale d’intimidation, de répression et d’expulsion des migrants conduite à Calais n’est que l’une des pièces de la politique menée par l’Union européenne pour fermer ses frontières à toute forme de migration, à moins qu’elle ne soit «choisie». L’Union européenne exclut que les victimes de sa politique de connivence avec l’expansion du pouvoir économique, financier et militaire occidentaux s’adressent à elle: elle leur oppose une politique des murs et des camps de rétention, devenus pour certains de véritables camps de concentration.
Désormais, par la stratégie concertée d’érection de murs physiques et de contrôles policiers autant à Calais qu’aux frontières méridionales de l’Europe, avec les conséquences destructrices de vies humaines qu’impliquent ces barrières, on s’approche de la définition officielle d’un crime contre l’humanité: soit «la violation délibérée et ignominieuse des droits fondamentaux d’un individu ou d’un groupe d’individus inspirée par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux»; et ceci par une action politique délibérée. Rappelons qu’au-delà de l’extermination, de la réduction en esclavage, de la prostitution forcée ou de la persécution d’un groupe, l’article 7 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (17.7.1998) désigne aussi comme crime contre l’humanité «les autres actes inhumains (…) causant de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale».
En raison de la politique organisée de rejet des migrants et des migrantes menée par l’Union européenne, le nombre des morts en Méditerranée depuis le tournant du siècle dépasse désormais les 22 000. Ne faut-il pas dénoncer un crime contre l’humanité tel que le définissent les conventions internationales que la France a signées?
Paru en version longue dans « Le Monde » du 9 avril 2015
(*) Directeur d’études, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (Paris) et professeur honoraire à l’Université de Lausanne