Bientôt les vacances pour des millions d’Européens du Nord. Direction : la mer bleu azur, ses paillettes de lumière, sa douceur vespérale, la nuit une voûte céleste piquetée d’étoiles. Certains de ces vacanciers auront payé des croisières sur des paquebots, cabines et piscines, bar et restaurant flottants. Leurs commandants éviteront sans doute de croiser ceux qui viennent du Sud et qui tentent de gagner le Nord. Sur des rafiots où ils auront payé plus cher que ceux du Nord le droit de naviguer vers une vie meilleure, un voyage au cours duquel ils ne pourront ni boire ni manger. Ils tenteront d’éviter le vaste cimetière marin qu’est devenu la Grande Bleue, à raison de 1800 personnes englouties chaque jour depuis janvier 2015.
Les nantis du Nord et les esclaves du Sud. Deux faces d’une humanité qui ne se connaissent pas. Pour Roger-Pol Droit (1), « la violence de cette disparité radicale est floutée. Là, elle éclate au grand jour, dans ce qu’elle a de plus aigu comme de plus archaïque. Car c’est une très antique séparation que chacun a sous les yeux : celle des maîtres et des esclaves. D’un côté, les gens du loisir, de l’autre les existences fétus de paille. Ici, des vies qui comptent. Là, des ombres anonymes, en vrac, sans trajectoires ni horizon. »
Le flou est en train de disparaître entre ceux qui voyagent pour leur plaisir et ceux qui sauvent leur peau avant d’avoir souvent une vie écrasée, sans forcément être des esclaves, mais des conditions qui y ressemblent. Loin de leurs familles. Dans de grandes solitudes. Attachés à des travaux qu’ils n’ont pas choisis
Platon et ses commentateurs comme Aristippe de Cyrène, mais aussi Anacharsis, voici le constat : « Il y a trois sortes d’hommes : les vivants, les morts et ceux qui naviguent en mer ». La question de savoir qui sont les humains d’un troisième type : « Une sorte d’hommes entre les vivants et les morts, quelque part, on ne sait où, dans un état sans statut défini ni descriptible. Ni vraiment cadavres, ni pleinement en vie. Ni dans la Cité, ni dans les cimetières. Des hommes insituables, en transit. Dont on ne sait que faire, que penser, que dire. Des humains hors des cadres de ce qui est humain (être vivant ou mort). Des gens sans – travail, papiers, domicile, statut. Mais peut-être pas sans avenir. »
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(1) Les Echos, 19 juin 2015