Alain Tarrius est, sans doute, l’un des meilleurs chercheurs sur les migrations. Il a donné un entretien à Catherine Calvet (Libération) à la suite de ses deux derniers ouvrages, la Mondialisation criminelle, et Etrangers de passage.
« Les migrants nomades sont un des aspects peu connus de la mondialisation. Avec eux circulent des marchandises hors taxes. Comme un sous-sol de la mondialisation, où l’Etat est aboli. »
Comment définir un migrant nomade ou un «transmigrant» ?
Dans les années 80, j’ai étudié ce que je qualifiais alors de «comptoir commercial». Située à Marseille, dans le quartier de Belsunce, une communauté d’Algériens faisait office de marché substitutif pour une Algérie en mal d’importation. Vers 1991, ces échanges économiques ont été repris par des Marocains. Entre 1990 et 2001, près de 1,2 million de Marocains quittent leur pays et partent en migration vers l’Europe. Ils reprennent ce comptoir mais sous forme de réseau. Les étapes de ce petit commerce se multiplient sur plusieurs villes en France, en Italie, en Belgique ou en Allemagne. Ces migrants marocains ne demandent pas de statut de résident et prennent d’emblée des visas touristiques. Ils effectuent alors de nombreux allers-retours en fourgon à travers plusieurs petites villes où ils vendent auprès des communautés de migrants. Ils vont à Béziers, à Nîmes, à Perpignan ou à Valence. Ce n’est pas moi le premier qui les ai qualifiés de «nomades» mais les populations immigrées de ces villes de province.
Une nouvelle catégorie de migrant ?
Au Maroc, comme dans tout le Maghreb, le nomade existe, c’est un statut social, une tradition et une culture : les nomades connaissent très bien les routes, ils savent quand il faut partir et par où il faut passer. Ils font aussi voyager de l’information d’une étape à l’autre. Ils ne sont ni émigrés ni immigrés. Dans les années 1995-2000, j’ai pu constater que ces réseaux étaient pleins de vie et d’échanges, et qu’ils constituaient, sous l’effet de la mondialisation, de nouveaux territoires de circulation. Des chercheurs américains ont avancé la notion de transmigrants et ont décrit des migrations circulaires. Au mot «réseau», beaucoup plus restrictif et formalisateur, je préfère le terme de «territoire circulatoire».
La mondialisation fait-elle réapparaître d’anciens axes circulatoires ?
En effet, nous retrouvons le tracé de routes qui datent de l’Empire ottoman. J’ai ainsi suivi des populations baloutches qui venaient d’Iran ou d’Afghanistan. Pour arriver aux «Balkans d’Europe», sur les rives de la mer Noire, elles empruntent les fameuses «routes des sultans» qui partent de l’Est iranien, et correspondent à d’anciennes liaisons de l’Empire ottoman. Sur ce chemin, elles emmagasinent toutes sortes de marchandises, et vont ainsi jusqu’à la mer Adriatique, suivant un tracé établi depuis cinq ou six siècles. Elles croisent alors des populations musulmanes balkaniques comme les Pomaks, qui leur servent de relais pour écouler une partie de leur marchandise. Puis, elles vont dans différents pays d’Europe de l’Ouest, jusqu’à l’Andalousie. Elles croisent ainsi la route du sud, fréquentée, elle, par les Marocains qui ont d’un côté des relais sénégalais et de l’autre albanais. Ces anciennes routes ottomanes entretiennent un lien entre musulmans d’Europe et nomades marocains.
Comment font ces nomades pour traverser les frontières ?
Ils parcourent ces trajets avec des visas touristiques, invisibles parmi les dizaines de millions de touristes. Certains quittent en route leurs petits groupes, pour une compagne bulgare ou serbe. Ceux qui se fixent ainsi serviront de relais aux nomades suivants et deviennent des «immigrés». La mondialisation réorganise de nouvelles centralités cosmopolites, qui ne sont plus celles de l’Etat-nation. Ainsi, les familles immigrées, marocaines ou turques, deviennent en Europe des familles transnationales réunies par de multiples mobilités qui peuvent suggérer les contours de peuples sans nation.
A qui s’adresse ce marché ?
Ces routes sont des circulations entre pays pauvres et banlieues pauvres des pays riches : c’est du poor to poor. Dans les émirats arabes, les transmigrants ont accès à des marchandises d’entrée de gamme de marque fabriquées dans le Sud-Est asiatique qu’ils payent avec de l’argent blanchi provenant des milieux criminels russes ou italiens contrôlant le marché de la drogue. De leur côté, les multinationales alimentent avec des produits d’entrée de gamme un marché indifférencié de pauvres, et pas seulement des musulmans ou de tel ou tel contour identitaire. Un appareil Nikon Coolpix ou Panasonic neuf est cédé avec une décote de 55 % à 62 %. C’est un marché qui représente des milliards d’euros, et qui s’adresse aux pauvres des pays riches.
Le tout hors taxes ?
C’est très important. Et c’est une des voies importantes de blanchiment de la mer Noire vers l’Europe – une université bulgare a évalué le flux de marchandises hors taxes passées juste par Dubaï à plus de 6 milliards de dollars. Les émirats, quant à eux, ont un accord avec l’OMC qui leur permet d’importer du hors taxes si la marchandise ne ressort pas de leur territoire, officiellement du moins.
Il y a ainsi une étanchéité entre ce circuit de mondialisation des pauvres et les circuits officiels. Ces commerces de poor to poor réalisent actuellement le rêve ultralibéral des grandes banques et entreprises multinationales : l’abolition des frontières et des taxes. Un rêve concrétisé par des migrants pauvres pour des résidents pauvres.
Comment les acheteurs pauvres des pays riches connaissent-ils ces marchandises ?
Le poor to poor est, en fait, lié au peer to peer, l’«entre experts». Des habitants des quartiers enclavés de Bruxelles, de Berlin, de Marseille, de Barcelone, de Turin, et de la pléiade de villes moyennes intermédiaires, connaissent les caractéristiques techniques des derniers produits électroniques, leurs performances, leurs coûts hors taxes, et les moyens de se les procurer quand passent les transmigrants : images et messages publicitaires, forums internet sont abondés par les fabricants. Les relais locaux des transmigrants participent aux forums sur la Toile, et contribuent à l’élargissement des itinéraires de livraison de telle ou telle marchandise. Ils forment des réseaux sociaux entre experts.
Ce marché reconfigure-t-il les territoires ?
Les territoires vont être modifiés profondément. Les transmigrants ne font que passer. Ce sont eux qui choisissent leurs étapes et non une politique publique ménageant des accueils. Ces transmigrants modifient aussi l’économie du territoire. Ils s’adressent de plus en plus à des jeunes des quartiers. Qui servent alors d’intermédiaires avec la population la plus pauvre, souvent d’origine immigrée. Ils dénomment leurs routes dans la zone Schengen «la route en pointillés», car elles passent d’étape en quartier enclavé à étape dans un ghetto. C’est le prolongement de la route des sultans. Depuis déjà quatre ou cinq ans, des jeunes revendent les produits du poor to poor. Ces jeunes Européens peuvent circuler librement. Nul besoin de visa touristique. Prévenu par Skype, ou par mail, de l’arrivée de marchandises dans telle ou telle ville, le «circulant» va de France en Belgique ou en Italie et du Maroc à l’Allemagne. Sa famille stocke les commandes prises au préalable. En deux semaines, le stock est écoulé de mano a mano. Ce sont toujours les derniers produits les plus innovants. La vente n’est pas communautaire au sens d’entité cultuelle, elle l’est au sens social : c’est une vente entre pauvres. Le cosmopolitisme des transmigrants induit celui de leurs clients.
C’est la jonction entre pauvres du Sud et pauvres du Nord ?
C’est là que l’on peut parler de l’apparition d’un territoire transnational, suggéré et entretenu d’abord par des Marocains à l’Ouest et par des Turcs à l’Est. Certains pays du Nord ont tenté de faire accepter par l’Union européenne la notion de peuples européens sans nation. Une circulaire avait d’ailleurs vu le jour à Bruxelles pour faciliter la scolarisation des transmigrants. Ces circulaires ne sont pas appliquées, mais ces dizaines de milliers de nomades marocains, entrepreneurs commerciaux en mobilité constante, ont quand même su se faire un peu entendre au sein des institutions européennes, même s’ils sont totalement ignorés en France. Il n’est donc pas farfelu de dire que ce phénomène montant suggérera bientôt la notion de «sociétés européennes sans nation».
La suite de l’entretien ici
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Source de la photo (en haut de l’article)
Une réponse à “Les migrants dans le sous-sol de la mondialisation (Alain Tarrius)”
Noir tableau de l’économie « underground », celle qui échappe aux logiques de surface. Faisant suite à l’actualité « migratrice », cette horrible description fait à mon sens un peu offense à tous ces pauvres gens qui ne font que fuir en ce moment, l’enfer de leur quotidien, sans nécessairement pénétrer le monde du nomadisme et des marchés parallèles. Cet exode là, la population Française pour un bon quart (8 à 10 millions de Personnes) l’a bien connue, il n’y a pas si longtemps, et pour les mêmes causes, souvenons-nous.
Fuir l’horreur et la barbarie est tout à fait légitime, et même souhaitable, et s’il faut, pour survivre dans ces moment là frôler les mécanismes des sous-sols de la mondialisation, qu’importe, cela montre après tout qu’ils ne sont finalement pas si « enterrés » que cela tous ces réseaux du malheur.