Michel Urban est un esprit éclairé, vif, curieux, passionné vivant en Déodatie. Il suit le Festival international de géographie depuis sa création. Il pose dans sa lettre (remarquable) à laquelle on peut s’abonner ( [email protected] ) à quatre géographes deux questions dont voici la première :
« Vingt cinq ans après le premier FIG poser la question « Qu’est-ce que la géographie ? » a-t-il encore un sens ? »
Jacques Lévy.- L’espace est des plus central et cela se voit de plus en plus. La force désormais considérable de l’acteur individuel dans la vie des sociétés a en outre pour effet que les différents enjeux (politique, économique, culturel), les différents types d’espace (échelles, métriques) se connectent via ses spatialités. Autrement dit, la réflexion sur l’espace peut désormais s’intégrer, s’unifier car il existe une commune mesure, qui faisait complètement défaut lorsque l’univers des militaires, celui des paysans et celui des artistes étaient totalement disjoints. La géographie compte, et la géographie, espérons-le, s’en occupe. Une autre chose a changé, cependant, c’est que l’enclavement des disciplines au sein des sciences sociales a un peu diminué. Les géographes ont donc tout intérêt à se concentrer, avec tous ceux qui le souhaitent, sur leur objet, passionnant et toujours renouvelé, plutôt que sur une institution disciplinaire défensive et, inévitablement, menacée par l’immobilité.
Michel Lussault.- Oui, cette question a du sens, surtout dans la mesure où l’on peut constater que les individus comme les sociétés, en raison même des conditions que la mondialisation met en place depuis quelques décennies, sont de plus en plus confrontés à des défis spatiaux (géographiques, si l’on préfère) majeurs. Le plus global d’entre-eux est celui, justement du « changement global », mais l’actuelle crise migratoire en Europe est une illustration de l’acuité de ces questions spatiales, et à l’échelle de la vie quotidienne, on constate aisément que chacun d’entre-nous est concerné par les bouleversements des modes de vie qui redéfinissent les manières d’habiter. Ainsi, il faut sans cesse réfléchir à ce que la géographie peut apporter de compréhension de tous ces défis et ce qu’elle peut suggérer comme solution(s). De mon point de vue, la géographie est irremplaçable en tant qu’anthropologie politique des espaces habités par les êtres humains : elle peut mettre en évidence, à toutes les échelles en même temps, les grandes évolutions contemporaines. Mais cette définition est la mienne et mérite d’être disputée.
Philippe Pelletier.- On peut renverser le propos : il est insensé de dire que la géographie n’aurait plus de sens. Nous sommes toutes et tous géographes à partir du moment où nous habitons la terre, que nous l’arpentons, que nous l’aménageons ou bien que nous la contemplons. Bien évidemment, la prise de conscience et l’affirmation de cette géographicité varient suivant les individus, les périodes et les moments, c’est-à-dire en fonction des problématiques sociales du jour. Sur un temps plus long (celui du XXe siècle jusqu’à nos jours), au-delà des péripéties de son enseignement à l’école, la géographie doit en quelque sorte batailler intellectuellement avec deux approches qui ne lui sont pas, sur le fond, antagoniques mais qui, parce que mal posées sur le plan idéologique ou politique, brouillent un peu les choses : la géopolitique et l’écologie. La géopolitique, car elle est abusivement confondue avec une analyse vaguement spatialisée des relations internationales, où finalement la nature même du territoire et les logiques spécifiques de l’espace passent au second plan comme un vulgaire décor de théâtre. L’écologie, car elle prétend avoir renoncé à ses origines de sciences naturelles mais, en plaçant au coeur de sa démarche une conception normative, restrictive ou erronée de la nature, elle ne fait que prôner une sorte de nouveau déterminisme prescriptif. N’oublions pas ses origines spécifiques qui vont du social-darwinisme de son fondateur Haeckel à l’écologie factorielle mathématise en passant par l’écologie urbaine de l’école de Chicago et ses corollaires variés (énergétisme, application de la thermodynamique aux sciences sociales, vitalisme…). Parce qu’étant à l’interface de la nature et de la société, de l’habiter et de la politique (au sens large), du produire et du consommer, du jouer et du goûter, du jouir et du mourir –tous ces éléments qui font notre géographicité une fois transcrits dans un milieu, un espace, un territoire- la géographie reste plus que jamais d’actualité dans sa façon d’envisager le rapport au monde : écrire la géographie, c’est mettre son empreinte sur les milieux, c’est aussi écrire physiquement et littéralement (par le texte) le sens de cette empreinte. La métagéographie, ou la « géographie de la géographie », permet d’analyser le contexte et le sous-texte de cette seconde écriture.
Gilles Fumey.- Oui, se demander qu’est-ce que la géographie, ça a un sens ! Car pour tout un chacun, « la géographie » de votre question, c’est cette discipline dont on garde un souvenir mitigé de notre passage à l’école. On dépoussière actuellement et on entend que la géographie peut bien disparaître comme elle a disparu en Italie où elle ne semble pas manquer aux Italiens…C’est un géographe, Michel Lussault qui pilote le Conseil national des programmes. Soyons attentif à ce qu’il en sortira ! Si « la géographie » est un outil pour comprendre ce qui se passe dans le monde, elle est une évidence. « Geographica.net » le montre à chacun de ses « posts » : celui de ce matin [lundi 28] sur les tonnes d’or qu’achète l’Inde alors qu’elle ne nourrit pas correctement sa population. Une réponse à cette question relève clairement de la géographie, mais d’une géographie couplée à l’anthropologie et à la philosophie.
___________
Tableau : Le géographe, de Vermeer de Delft, Francfort.