Ce 17 décembre 2015, soit trente ans après une première visite au Collège de France où il venait écouter Georges Duby, Patrick Boucheron y revient, comme professeur élu sur une chaire d’Histoire des pouvoirs en Europe occidentale (XIIIe -XVIe siècles). Il ouvre sa leçon inaugurale par l’évocation de Paris, place de la République, après les attentats du 13 novembre. Une évocation de la peur qui a saisi la Cité. Ce que peut l’histoire ? se demande Boucheron. Sortir de son pessimisme. Rompre avec les « fins de » (idéologies, histoire, politique). « Réactiver l’idée de progrès ». « Réconcilier l’érudition et l’imagination. » « Monter le son ». Des formules qui donnent une idée du travail que s’assigne l’historien dans la lignée des Foucault, Bourdieu et Chartier qui venait de l’accueillir.
Peu avant (1), il s’expliquait déjà sur cette urgence. « Il existe des situations où chacun doit prendre ses responsabilités, se faire un peu violence. Ce n’est pas naturel pour moi, il me semble toujours que la vie d’un historien est accomplie quand il peut plonger dans les archives pendant des semaines, s’extraire de la fièvre de l’actualité. Mais le présent nous requiert, il va falloir donner de la voix. Le Collège de France, c’est un repos, une chance que l’on ne peut pas saisir pour soi-même sans la rendre serviable à tous. Il faut construire un collectif depuis l’endroit où l’on est. »
Spécialiste de l’Italie du Moyen-Age, Patrick Boucheron a écrit dans Conjurer la peur (2013) une histoire de la résistance à la tyrannie des habitants de Sienne en 1338 en regardant la fresque du « Bon Gouvernement » de Lorenzetti au Palazzo Pubblico (photo ci-dessus). Dans une Toscane qui pouvait ressembler à notre Europe pétrie de peurs, cherchant des pouvoirs forts alors que les banques croulaient sous les dettes. Auparavant, Boucheron avait brossé, dans un travail collectif, l’état du monde au XVe siècle. De l’histoire globale (ou histoire connectée, partagée) sous la forme d’un appel qu’il relance dans L’atlas global (Les Arènes), imaginant « Atlas heureux » de « dépayser le regard, désorienter les certitudes, décaler la perception, critiquer l’eurocentrisme ». (2)
Dans sa leçon inaugurale, il reprend la première description de l’Europe par le géographe arabe Al-Idrīsī. Une manière de renverser le regard sur les événements actuels. Pour Eric Aeschimann, l’historien « a livré une fresque historique brillante, comme il sait faire, avec de beaux effets de chronologie, des points bluffants d’érudition et des formulations fulgurantes (3). Par exemple lorsqu’il explique que les années 1560 avaient précipité «des nouvelles formes de violences politiques, comme ces mises à mort, en masse, de civils désarmés appelés du nom de massacre», et donne aussitôt une illustration: la Saint-Barthélemy. »
C’est ainsi que Patrick Boucheron insiste sur le fait que « nous avons besoin d’histoire ». De « sauver le passé, sauver le temps de la frénésie du présent : les poètes s’y consacrent avec exactitude. » De « travailler à s’affaiblir, à se désœuvrer, à rendre inopérante cette mise en péril de la temporalité qui saccage l’expérience et méprise l’enfance. « Étonner la catastrophe », disait Victor Hugo, ou avec Walter Benjamin, se mettre en travers de cette catastrophe lente à venir, qui est de continuation davantage que de soudaine rupture. »
En septembre 2015, Patrick Boucheron s’indignait de notre frilosité vis-à-vis des réfugiés. La France en« orchestre la crainte » alors qu’en Allemagne, avec la conscience historique des impacts de la Seconde Guerre mondiale, on est autrement plus accueillant face à ceux qu’Arendt présentait comme des parias. Patrick Boucheron rappelle avec Habermas que l’hospitalité est un droit que peuvent réclamer les réfugiés, « un droit qui n’est pas soumis à la discussion politique ». Surtout dans un pays qui est descendu dans la rue le 11 janvier 2015 pour redire ses valeurs.
Le Collège de France donne une nouvelle voix qui s’engage plus visiblement dans la Cité (4). « Rien n’est plus mortifère que de faire l’Histoire une machine à fabriquer des leçons de désespoir. (…) Comment se résoudre à un devenir sans surprise, à une histoire où plus rien ne peut survenir à l’horizon, sinon la menace d’une continuation? Ce qui surviendra, nul ne le sait. Mais chacun comprend qu’il faudra, pour le percevoir, être calme, divers, et exagérément libres. » Et c’est sur ces mots capables de donner le frisson selon Aeschimann, que Patrick Boucheron a terminé sa leçon. Une nouvelle étape comme la géographie eut la sienne avec Yves Lacoste.
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(1) La Croix, 17 septembre et 17 décembre 2015.
(2) Boucheron se demandait dans l’introduction quel était le plus grand événement du XVe siècle, et il proposait… l’éruption du volcan Kuwae, en 1452, dans le Pacifique. Pas de témoins directs, si ce n’est une évocation dans les légendes des Tonga. Les rejets dans l’atmosphère furent tels qu’ils ont provoqué un changement climatique, ressenti en Chine, en Russie, au Caire à Constantinople, assailli par les troupes ottomanes qui vont faire plier la chrétienté. Un événement-monde !
(3) Écoutons : “Depuis janvier 2015, comme une houle battant la falaise, le temps passait sur le socle des pierres blanches qui fait un piédestal à la statue de Marianne. Le temps passait, les nuits, les jours, la pluie, le vent qui délavait les dessins d’enfants, éparpillait les slogans, estompant leur colère. Et l’on se disait : c’est cela un monument, qui brandit haut dans le ciel une mémoire active, vivante, fragile. Ce n’est que cela une ville : cette manière de rendre le passé habitable et de conjoindre sous nos pas ses fragments épars. C’est tout cela l’histoire, pourvu qu’elle sache accueillir du même front les lenteurs apaisantes de la durée et la brusquerie des événements”.
(4) P. Assouline, dans L’Histoire brosse cet émouvant portrait de Patrick Boucheron : « Opiniâtre, une certaine intransigeance tempérée par la bienveillance, trop critique pour être aimable, une sorte de colère contre le monde qui a aussi pour nom enthousiasme, élan, vivacité atténués par une forte capacité d’admiration, une érudition étourdissante nourrie par d’incessantes lectures, voilà pour le portrait en creux qui se dégageait de sa prise de parole. »
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La vidéo de la leçon inaugurale de P. Boucheron
Pour en savoir plus. « Le monde ne se laisse pas enfermer dans l’ordre sage d’un atlas », Libération, 19 décembre 2014.
En haut : Effets du bon gouvernement sur la ville, fresques de Ambrogio Lorenzetti (v.1338), Palais communal de Sienne (Italie)