De pylône en paysage


On a beau dire que la beauté est une affaire toute subjective, la laideur, quant à elle, se constate aisément et envahit les paysages du quotidien avec une vigueur chaque jour confirmée. La société industrielle ne manque pas d’inventivité pour engendrer des formes et des matériaux médiocres capable de se répandre partout. Le droit au beau paysage se réduit comme peau de chagrin, et comme l’écrivait Gilles Fumey il y a quelque temps, les « capitons de laideur » qui entourent les villes en France sont un vrai problème de société. Et si le mot beauté dérange, alors parlons d’harmonie paysagère, et le débat pourra continuer.

Pylones electriques a Villeneuve d’Ascq, dans la banlieue de Lille – Electric pylons in Villeneuve d’Ascq, in the suburb of Lille

Dans le cas des pylônes électriques, dessinés par on ne sait qui mais certainement un jour de grande panne d’inspiration, force est de constater que leur nullité esthétique défigure systématiquement nos paysages. En ville, les poteaux en béton gris sont une catastrophe, et ailleurs, ces énormes pylônes en structure métallique ne parviennent pas à se faire oublier.

Si certains esthètes de mauvaise foi affirment que ce sont des signes de notre modernité et qu’il nous faut donc les accepter tel quel, sans état d’âme et même avec fierté, EdF indemnise toutes les communes traversées par des lignes à haute tension pour faire taire les reproches contre ses hideuses tourelles. On pense bien à changer le design, mais les changements sont mineurs.

On pourrait s’en tenir à cela si des designers n’avaient jeté un pavé dans la mare en affirmant qu’un pylône, fût-il à haute tension, pouvait être beau. Mais il fallait se donner la peine de s’y intéresser. C’est ce que fait Pylon Design 2.0, une initiative lancée en 2013 à Berlin, et qui fait des émules. Les propositions des cabinets d’architecture sont surprenantes, insolites, incongrues parfois, mais elles redonnent espoir face à la laideur (inéluctable?) de ces installations électriques.

Les projets ne sont pas tous réalisables, mais ils ont le mérite de relancer le débat sur l’esthétique du quotidien, ce qui est extrêmement important. Car l’industrie a souvent fait accepter l’inacceptable, à savoir que la laideur des paysages étaient un effet inévitable mais nécessaire, et même enviable, de la modernisation des modes de vie. Marché de dupes bien sûr, car comme Nietzsche affirmait que le beau pouvait appartenir au quotidien (voir plus bas), il faut nous ré-aproprier notre quotidien. Cette reconquête passe par la prise en compte de la beauté perdue de notre environnement, et sa recomposition collective et individuelle. Pas question de se laisser encore déposséder de cela par les grandes entreprises. Mais le combat risque d’être long et rude…

Une page Pinterest qui recense les projets intéressants.

Un autre article sur les pylônes architecturés.

Une sélection des propositions des designers:

« L’art doit avant tout embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes tolérables aux autres et agréables si possible : ayant cette tâche en vue, il modère et nous tient en brides, crée des formes de civilité, lie ceux dont l’éducation n’est pas faite à des lois de convenance, de propreté, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon moment.
De plus, l’art doit dissimuler ou réinterpréter tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui, malgré tout les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface : il doit agir ainsi surtout pour ce qui en est des passions, des douleurs de l’âme et des craintes, et faire transparaître, dans la laideur inévitable ou insurmontable, son côté significatif.
Après cette tâche de l’art, dont la grandeur va jusqu’à l’énormité, l’art que l’on appelle véritable, l’art des œuvres d’art, n’est qu’accessoire. L’homme qui sent en lui un excédent de ces forces qui embellissent, cachent, transforment, finira par chercher, à s’alléger de cet excédent par l’œuvre d’art ; dans certaines circonstances, c’est tout un peuple qui agira ainsi.
Mais on a l’habitude, aujourd’hui, de commencer l’art par la fin ; on se suspend à sa queue, avec l’idée que l’art des oeuvres d’art est le principal et que c’est en partant de cet art que la vie doit être améliorée et transformée. Fous que nous sommes !  Si nous commençons le repas par le dessert, goûtant à un plat sucré après l’autre, quoi d’étonnant si nous nous gâtons l’estomac et même l’appétit pour le bon festin, fortifiant et nourrissant, à quoi l’art nous convie. « 

Nietzsche, Humain, trop humain, Mercure de France, p. 109


2 réponses à “De pylône en paysage”

  1. Belle surprise !
    Cette satisfaction désintéressée, sentiment indémontrable, qu’est le beau pour l’homme (Voir Kant), est une notion tout à fait subjective et ne suffit pas à qualifier l’harmonie d’un ensemble. Si l’on peut dire qu’une ligne électrique qui traverse un paysage naturellement équilibré, vient le rompre d’une manière arbitraire et brutale, ce n’est pas pour autant que cet ouvrage peut être qualifié de laid. On pourrait même considérer que cet assemblage procure un plaisir certain à observer, par la haute qualité de sa construction ainsi que par la pureté de la ligne des câbles qu’il soutient. On ne peut pas, à mon sens, en soit, condamné l’esthétique d’un pylône électrique lorsqu’il est installé au beau milieu d’une forêt, rappelant la forme de l’arbre et son essor, si ce n’est que pour l’implanté il aura fallu déboiser, détruire l’ensemble, rompre l’équilibre originel. Mais n’en va-t-il pas ainsi de chacune des constructions humaines, et à fortiori de l’urbanisme outrancier, dont les exemples ne font pas défaut en matière d’intégration esthétique. N’avons-nous pas été témoin des controverses artistiques relatives à l’implantation du centre Georges Pompidou, de l’opéra de la Bastille, voir même de la tour Eiffel, sans parler des lignes très câblées des tramways qui brisent la perspective de nos avenues. Quoi dire également de la construction d’un port en eaux profondes qui condamne l’horizon océanique et bétonne la plage. Comment réprouver esthétiquement le passage d’une ligne de train TGV, alors que le bruit qu’il émet rappelle la puissance et la suprématie.
    Certes, après s’être laissé emmener par l’impromptu de Schubert, la dodécaphonie de Schönberg a de quoi surprendre et provoquer un sentiment répulsif. Pourtant écouté de manière séparée chacune de ces musiques ont de quoi séduire. C’est donc le mélange des genres qui génère le malaise esthétique. Le mélange des matières, des sons, des couleurs et même des idées créent l’opposition, la controverse et l’énergie indispensable à la lutte pour l’existence. L’art du laid ne sera pas mit au piquet (fusse-t-il électrique) avant longtemps. Aussi surprenant que cela puisse paraître, et je vous l’accorde, le jugement du goût ne sera donc pas le jugement dernier.

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