Dabiq, Mossoul, Raqqa


On a l’impression que le moteur de l’Histoire se situerait du côté du proche Orient. En tout cas, les conséquences de l’invasion américaine de l’Irak en 2003 continuent à ébranler la région et le reste du monde, notamment l’Europe. Fabrice Balanche, géographe français accueilli au Washington Institute pour ses recherches sur la Syrie et Daech, a récemment publié un article sur l’avancée des forces armées contre le prétendu État Islamique.

On se rappelle que la ville de Dabiq est tombée sans coup férir (ou presque), alors que certains pseudo-prophètes du jihadisme actuel tels Abū Mus’ab az-Zarqāwī ont pu reprendre des hadiths (dits du Prophète) selon lesquels Dabiq serait le lieu d’une « bataille finale » entre musulmans et « Roumi » (Romains) c’est-à-dire chrétiens byzantins. C’est raté, au moins pour le moment. La revue éponyme diffusait ces idées largement.

On y a déjà insisté, mais l’eschatologie musulmane a beaucoup joué, et joue beaucoup encore dans l’imaginaire djihadiste actuel. Imaginaire littéraliste et frelaté, mais imaginaire politique très fécond, c’est certain. Cependant des considérations plus pragmatiques entrent aussi en ligne de compte dans les conquêtes de l’EI, notamment pour le choix de la ville de Raqqa comme « capitale », bien située par rapport aux opérations de conquête de l’EI, et Mossoul, une ville dont le pillage a permis de renflouer les caisses de l’EI pendant un temps.

Ces trois villes sont à présent soit tombées, soit en voie de tomber. Qu’adviendra-t-il ensuite des jihadistes de l’EI? Parviendront-ils à continuer à faire vivre leur imaginaire de la fin des temps mâtiné de haute technologie guerrière, ou bien le jihadisme en tant que mouvement islamiste politique moderne commencera-t-il à s’étioler? C’est ce qui a commencé à se produire en Algérie après la fin de la guerre civile.

Quant aux zones encore actuellement contrôlées par l’EI, elles correspondent aux territoires « utiles »: les principales vallées, irriguées, les régions les plus peuplées. Cette carte tirée de l’article de F. Balanche le montre assez bien: la vallée de l’Euphrate, de Raqqa à Deir el Zor reste d’une certaine façon le cœur actuel de l’IS. On parle aussi beaucoup des opérations militaires, mais on n’évoque que très peu les populations et la façon dont elles vivent, ou survivent, dans ces régions.

Or ce sont des régions aux cultures beaucoup plus mêlées que ce que laissent croire les islamistes de tout poil. Un petit détail, mais très révélateur, c’est la diversité alimentaire présente dans la région. Bien entendu, au-delà des aspects militaires, les aspects culturels, beaucoup plus profonds finalement, sont laissés de côté au profit d’une vision très cynique et matérialiste qu’apprécient les géostratèges. Mais c’est une vision de la réalité singulièrement tronquée.

Pourtant, comment comprendre les motivations profondes de ces conflits sans le ressort culturel, subjectif? Que ce soit du côté américain avec la « Destinée manifeste » qui les autoriserait à intervenir dans les affaires du monde pour le plus grand profit « commun », ou encore la vision « providentielle » de l’histoire américaine, et du côté islamiste avec une eschatologie en partie commune car basée sur les textes bibliques et coranique, on voit bien que ce sont des analyses autres qu’objectives qui ont prévalu.

On pourrait tout aussi bien mettre en avant une lutte des classes d’une férocité inégalée dans la région, attisée par les enjeux pétroliers et les appétits internationaux des uns et des autres, mais est-ce suffisant?

Enfin, les affrontements mettent en branle les armements les plus modernes, les plus sophistiqués. Les populations qui subissent cette guerre voient certainement directement ce que sont ces armements ultra-modernes, éloignés de nous. Tout comme l’uranium appauvri avait fait son apparition pendant la première guerre d’Irak. Beaucoup d’autres guerres se mènent donc en ce moment dans la région, notamment autour de l’introduction forcée des OGM, et les combats armés n’en sont que la partie visible. Et encore, nous ne savons pas tout bien sûr.

C’est donc un vrai paradoxe que cette guerre qui oppose des conceptions apparemment archaïques d’un « islam des origines » en réalité très moderne à des armées elles-mêmes dotées d’armements extraordinairement sophistiqués.

L’enjeu, c’est sans doute l’imposition d’une certaine « modernité instrumentale » capable de tout écraser pourvu que les intérêts majeurs des grandes puissances soient satisfaits. Cela semble caricatural, mais de fait, les populations sont les grandes oubliées de ces mouvements majeurs. A cet égard, le livre co-signé par Bilal et Christin, le Sarcophage, est d’une certaine manière prémonitoire.

En une: la ville de Mossoul, Irak. Source: Borgen Magazine


3 réponses à “Dabiq, Mossoul, Raqqa”

  1. Magnifique article, carte, analyses.
    Je ne comprends pas l’absence de réactions, que personne n’ait manifesté comme moi son admiration pour la rigueur de l’exposé et la pertinence des théories, notamment celle des effets de la modernité des armes utilisées. Armes le plus souvent made in USA, mais pas que, à fragmentation, qui rendront, si elles n’ont pas exterminé les humains, malades leurs enfants nés ou conçus, ou même à venir. C’est le but recherché, démoraliser y compris en anéantissant tout futur, que ce soit dans le sol, la terre pis que brûlée, soit dans les corps, soit dans les replis de l’âme. et déclencher de maladies à retardement chez les victimes blessées. Des chercheurs s’activent pour mettre au point ces molécules barbares, à mettre en parallèle avec les effets des néonécotinoïdes absous par une agence européenne.

    • Merci beaucoup. Le blog doit évoluer pour gagner en visibilité, et cela demande beaucoup de travail, mais je pense que les choses vont s’améliorer! En tout cas nous y réfléchissons. Merci à vous encore.

  2. Bonjour Monsieur Brice Gruet,
    Pour un « décodage du travail »
    Si j’en crois ce qui se dit au sujet de l’étymologie du mot travail, c’est du mot latin « tripalium » qu’il provient, sorte de triple entrave auquel animaux et esclaves étaient forcés à se plier pour satisfaire à la volonté de leur propriétaires. Ainsi, « tripaliare » ou utiliser cet instrument signifie l’action de tourmenter, torturer avec le tripalium.
    Travailler est donc originellement une contrainte affligée et non désirée que maints synonymes dont « l’ouvrage », « la corvée » ou le « labeur » viennent perpétuer l’assertion première, il est donc obligatoire de travailler, c’est la loi, la règle, « ça sera l’enfer d’y déroger ».
    Par contre, avec beaucoup d’élégance et de civilité, nos « chers et modernes académiciens » ont jugé nécessaire de nous définir le travail comme étant strictement « une activité de l’homme appliquée à la production, à la création, à l’entretien de quelque chose » nous laissant croire ainsi la noblesse et le volontarisme de cette attitude libre et sans contrainte. Mais où diable ont-ils pêché cette belle image, qui correspond surement à un besoin de remplissage de l’espace du dictionnaire, mais demeure très éloigné de la réalité.
    Transformer le monde à son image, ses caprices, ses intérêts ou ses fantasmes, voici ce que le travail signifie pour l’homme depuis que son pouce est devenu opposable aux autres doigts de la main. Ainsi avec beaucoup d’ingéniosité, en inventant la roue, l’homo sapiens rencontrait subtilement et pour l’éternité, une contrainte aussi nouvelle que ne l’était sa sublime invention : la nécessité de la faire tourner. Comme si l’univers avait réellement besoin de notre concours pour graviter. Faire tourner les choses est devenu une réelle obsession, un recours, une véritable raison de vivre dont l’axe principal et incontournable est le travail, inévitable défouloir, absorbeur d’énergie, le pivot de l’existence. Je travaille donc je suis, le travail c’est la santé….
    L’espace « travail » se confond désormais à celui de l’homme qui se l’est approprié, en en faisant l’arme principale de sa lutte pour l’existence.
    Il semblerait tout de même qu’à l’observer utiliser autrui pour l’accomplissement de ses besognes il ait en arrière pensée une autre définition plus facile à définir, beaucoup moins exténuante, et qui aurait l’avantage de joindre deux quantités très « robervaliennes » à savoir le travail et le farniente. S’il est vrai « qu’après une journée de travail la lavandière est lessivée », utilisons les « bêtes de somme » pour travailler. Ainsi nous ferons la sieste, une autre notion qui se définit aussi exclusivement par un intervalle de travail.
    Indépendamment de ces quelques élucubrations, je souhaite réellement que vous puissiez réussir à animer ce BLOG en évitant l’épuisement géographique, c’est-à-dire la pénurie d’énergie.
    Bien cordialement et respectueusement
    Pierre Chabat

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