Moins de deux siècles après ces effroyables migrations de la pauvreté en Europe au XIXe siècle, les Allemands sont devenus la nation qui a accueilli le plus de migrants depuis les années 2000… Un renversement qu’il serait utile de rappeler à ceux qui considèrent les migrations comme une des plaies d’aujourd’hui. Edgar Reitz qui avait entamé une saga en 1984, 1992 et 2002 sur une famille rhénane nous ramène ici vers ces convois de 1842-1844 qui conduisaient des familles entières à rejoindre le Brésil sans espoir de retour.
Tout a été dit sur la photographie exceptionnelle, le scénario toujours imprévisible, l’interprétation romantique de cette tragédie d’un départ vers le Nouveau Monde. Les amples mouvements de la caméra en cinémascope, le noir et blanc net et précis avec quelques touches de couleur (les pancartes en français semés par la France révolutionnaire, le fer du cheval passé à la forge, un louis d’or, une pierre semi-précieuse) qui jouent les talismans.
Heimat est désormais un film de cinquante-cinq heures ( !) sur la vie du village imaginaire de Schabbach dans le Hunsrück qui démarre, cette saison 2013, dans un trou rhénan crasseux, écrasé par l’ignominie des hobereaux. Seul, le passage d’un aristocrate (Alexander von Humboldt interprété par Werner Herzog) mériterait l’indulgence à cette misère dont on mesure qu’elle est largement le fait de l’ignorance. Mais Heimat, c’est l’exploration de cet attachement sentimental à la terre natal qui fut instrumentalisé par la géopolitique allemande, puis le nazisme.
Certes, le climat est (déjà) déréglé, il fait un froid à fendre les pierres lorsque la comète passe et tue sept enfants dans l’hiver. Les hobereaux accroissent la pression sur les paysans par des interdictions à n’en plus finir. Il n’y a plus que le choix du Nouveau Monde dont les échos des bateleurs de l’empereur Dom Pedro II atteignent le Hunsrück allemand. Non, les Allemands n’ont pas émigré que pendant le nazisme, il y eut des vagues vers les Etats-Unis (Dakota) sur la fameuse Hamburger Line (et sa nostalgie alimentée par la viande hachée sur un pain de fortune). Une occasion de faire réfléchir à ce qui se passe aujourd’hui en Afrique et en Asie dont l’Europe est devenue l’un des eldorados.
Une des manières de fuir était de s’attacher aux livres, de rêver du lointain en apprenant les dialectes indiens. Jakob (un superbe Jan Dieter Schneider) en héros romantique est l’un des premiers paysans alphabétisés, notamment grâce au passage des Français sur ces terres, qui ont laissé des « merci », « au revoir », des airs républicains du département napoléonien de la Moselle. L’écriture pour Jakob est le lieu où se niche son panthéisme, son scalpel psychologique et son salut par la science et la technique (avec cette étonnante invention d’une machine à vapeur dans le village).
Ici, les enterrements ont les mêmes rites processionnels que les caravanes de migrants qui se fondent à l’horizon. On ne regarde jamais derrière soi lorsqu’on a conquis le droit à partir pour un monde meilleur. John Ford n’aurait pas tourné autrement ce western européen.
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