Cette histoire racontée par la géographe bordelaise Djemila Zeneidi (laboratoire ADES) me rappelle les explications lénifiantes d’un guide qui nous faisait découvrir la mine de charbon d’Alès (Gard) : « Vous voyez, ici, des enfants travaillaient dans des conditions déplorables, il faut s’en souvenir » et pour nous apitoyer, donnait des détails sordides sur les repas, la maltraitance, l’épuisement des jeunes. Mais lorsqu’un visiteur le questionne sur le choix qu’aurait fait l’enfant entre la mort de faim et la possibilité, fût-elle infime, de gagner quelques sous pour manger, la réponse s’est faite attendre… Ce raisonnement n’excuse pas le cynisme des employeurs et la violence faite aux enfants, mais il montre que le pathos ne suffit pas…
Les esclaves d’hier n’ont pas disparu aujourd’hui. Les enfants sont scolarisés en Europe, et notamment en Espagne où la main d’oeuvre dont on a besoin dans les huertas industrielles d’Andalousie est d’origine étrangère. Les conditions de travail sont toutes aussi scandaleuses, les femmes qui ramassent les fraises que nous dégustons en hiver dans nos grandes surfaces (et qui sont, à peu de chose près, de la m… comme dirait le délicat J.-P. Coffe), ces femmes jeunes sont des jeunes mères de famille, statut qui a son importance dans la mesure où ces jeunes femmes n’ont pas d’autre choix que de travailler pour nourrir leurs enfants. Dociles, contraintes, elles ne s’éterniseront pas en Espagne, pressées qu’elles sont de revoir leurs petits. Et pourtant, se demande Djemila Zeneidi, pourquoi veulent-elles revenir en Espagne ?
D’abord, il y a cette nourriture nouvelle appelée depuis quelques décennies « global food« qui exige en Espagne, au bas mot, 88 000 ouvriers pour la seule province de Huelva, pour extraire de ce modèle agricole californien, fraises, nectarines et groseilles… Peu d’hommes, plus des femmes, venant d’abord de l’Est de l’Europe, puis du Maghreb. Les contrats sont surveillés par les municipalités, les embauches financées en partie par l’Union européenne. Djemila Zeneidi démonte, ensuite, « la mécanique du pouvoir« , ses « corps captifs » dans les « contraintes spatiales« . Il y est question de la « gestion » du cas des femmes enceintes, « ses pertes et ses coûts« , de l’hébergement organisé par les patrons, les logements (« unités d’enfermement au service de la flexibilité« ).
L’une des parties les plus passionnantes du livre, intitulée « Domination et reconnaissance« traite justement de la question autant des enfants dans les mines que des femmes dans les huertas. Zeneidi montre comment certaines ouvrières acceptent ce pouvoir, même dans ses formes abusives et lui attribuent une légitimité. Mais ce consentement est lucide. Il y a aussi le plaisir d’avoir de l’argent à soi, les escapades le dimanche avec, parfois, des soupçons de prostitution.
Mais la reconnaissance est souvent blessée : le rêve prend fin, raconte l’auteure. Privées de travail, certaines femmes vivent leur disqualification sur le mode de l’humiliation, la fin du travail est toujours vue comme une menace, surtout quand le bannissement est lié à une grossesse, conduisant à la colère, à des conflits d’identification. Utilisant un mot de Marie-Hélène Bourcier, Zeneidi décrit alors l’ouvrière marocaine « plutôt monstrueuse que perdante » en « cyborg », conduisant parfois à la fuite, la disparition ou, la recherche d’un homme qu’elle interprète dans un vaste jeu d’économie des alliances. Comment la désobéissance est vécue ? Comment se fait le retour ? Comment le cyborg construit une nouvelle personnalité ?
Les fraises qu’on veut nous vendre, symboles de la global food (je dirais plutôt junk food) sont des signes de prédation environnementale (épuisement des ressources, plastique) et forment un des ingrédients du junk space occupé par des junk workers.
Un livre poignant qu’on aurait le tort de classer dans la « géographie radicale ». C’est de la géographie tout simplement. La seule qui mérite d’être faite sur ces lieux de la honte alimentaire moderne.
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Djemila Zeneidi, Femmes/fraises, import/export, PUF, 2013