Loin d’être béats devant le numérique qui nous permet tout de même de tenir ce blog de géographie, nous craignons plutôt que des apprentis sorciers gavent nos sociétés de technologies mortifères. L’être humain que nous sommes, qui est un assemblage fragile et unique de ce qu’on appelle encore simplement le corps et l’âme, est en passe d’être sérieusement chamboulé.
Denis Sergent se demande : « La technologie a t-elle modifié l’homme partiellement en « s’hybridant » à lui ou risque-t-elle de le « machiniser », de le déshumaniser ? »
Grâce à la génétique et la robotique, le corps est de mieux en mieux connu. Mais surtout, il est « réparé » : les organes sont l’objet d’allogreffes (le greffon provient d’un donneur de la même espèce) comme c’est le cas pour les reins, le foie, la cornée. Contrairement au cœur, à la main, au visage où l’insuffisance des donneurs et l’incompatibilité immunologique posent des limites. Sans parler de la psychologie…
La première greffe de la main par J.-M. Dubernard à Lyon en 1998 a été un échec. Avant la réussite des greffes bilatérales des mains et avant-bras en l’an 2000 sur un homme de 33 ans. Et en 2005, la greffe partielle du visage réussie également.
Les prothèses artificielles sont parfois des routines pour l’appareil osseux, mais la greffe du cœur artificiel en 2014 a échoué sur ce patient de 76 ans jugé finalement trop âgé. La thérapie génique a permis de sauver des bébés, celle des cellules souches pluripotentes avec lesquelles on fabrique des cellules nerveuses, musculaires ou cardiaques pour les injecter aux malades sont prometteuses.
Pour J.-F. Mattei, tant que l’homme réparé est libre, que le malade est consentant, les interventions sont bien acceptées psychologiquement. Mais pour améliorer les capacités physiques et cognitives des humains, on est moins savant, même si des « techno-prophètes » comme l’informaticien Ray Kurzweil, spécialiste de l’intelligence artificielle chez Google en Californie, également soutenu par l’armée américaine et la Nasa, rêvent d’un « homme augmenté » relevant d’une idéologie matérialiste et technophile, appelée aussi transhumanisme.
Des recherches visent à augmenter la mémoire humaine en ajoutant des puces électroniques, même chose pour l’accroissement de la vision nocturne et de l’audition des soldats. Certains scientifiques rêvent d’implanter des micro-ordinateurs dans le cerveau, de reprogrammer notre ADN avec des micro-robots de soin dans le système sanguin pour en finir avec le vieillissement.
« Nous sommes ici à la croisée des concepts de handicap, de normalisation et de performance et nous risquons de fabriquer, y compris via la sélection des embryons ou des manipulations germinales, un homme “supérieur” alors que notre société a besoin de justice, de convivialité et de sobriété », dénonce le biologiste Jacques Testart (1).
On en vient à se demander ce que seront les critères d’appartenance à l’humanité. « Sont-ils quantitatifs – reste-t-on homme (femme) tant que l’on n’est pas modifié par plusieurs ajouts substantiels – ou qualitatifs, autrement dit la nature humaine se définit-elle avant tout par ce qui touche au cerveau et donc à la personnalité, à l’émotion, aux sentiments, à l’« âme », se demande D. Sergent ? Comment comprendre ces corps que les psychiatres ont modifiés à force de psychotropes comme le Prozac ou la Ritaline ? Et si un jour on sait à quoi servent les 22 000 gènes humains, ne bricolera-t-on pas ? Questions ouvertes sur un futur incertain.
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(1) La Croix, 3 avril 2014