Certes, il nous fait chaud au cœur de voir les impressionnistes impressionnés par la vitesse, les fumées, les locos, les gares et tout le tintouin du sifflement qu’ils ne purent toutefois pas évoquer dans leurs toiles vibrantes de couleur. Certes encore, le train fut à l’origine d’un premier déménagement du monde des campagnes. De ce que les géographes appellent le lointain à portée de voyage. Mieux encore, de « la compression du temps, la dilatation de l’espace » (1), de tous ces chamboulements dans les villes. Mais l’Orient Express était autre chose : un objet « anti-moderne, plus complaisant avec la nostalgie » qu’avec la réalité, un rêve, un mythe, un fantasme.
L’Orient : pour les Européens, à la fin du XIXe siècle, c’était une liste de villes qui, sans aller jusqu’à la Jérusalem des croisades, pouvait emmener les plus riches Anglais au Caire et sonnait comme un appel au voyage. Ankara, Istanbul, Bagdad… «Car, souligne la philosophe et psychanalyste Elsa Godart citée dans le catalogue, bien plus qu’une invitation au voyage, il incarne le « tout est possible », du meurtre qui alimente les œuvres d’Agatha Christie aux coups de foudre et autres passions qui prennent corps sur les rails ; entre pulsions de mort et pulsions de vie, c’est tout un concentré d’existence qui se joue le temps d’un trajet.» Pas question, ici, de kilomètres avalés à un rythme trépidant. «Il s’agit, ajoute-t-elle, bel et bien d’éloge de la lenteur, d’un hommage à la divagation et autre flânerie.»
Alors, filez donc voir «Il était une fois l’Orient Express», l’exposition organisée par l’Institut du Monde Arabe, qui donne à mesurer la démesure de ces voitures de 60 tonnes, classées forcément « monuments historiques », dont la locomotive à vapeur de 1922 qui siffle plusieurs fois par jour.
Mais pour les galériens du RER parisien, ce sera le choc de visiter la voiture Flèche d’or (1929), avec des cloisons et verre Art déco René Lalique, donnant à voir des femmes nues sur fond de pampre. Le journal annonçant l’armistice de 1918 est encore sur la table, comme le jeu de poker, le cognac, la cigarette (mais que fait la ministre de la santé ?). La voiture du deuxième wagon (20 ans de plus) évoque Agatha Christie, Le crime de l’Orient Express. La troisième reprend la déco du salon-bar du Train bleu de la Gare de Lyon (1929) toujours avec Agatha, Hercule Poirot et même le film de Sidney Lumet projeté sur un écran.
«Ce train mérite d’être nommé désir, car il incarne, dans le respect des trois unités de temps, d’espace et de lieu, la transgression des interdits du sexe, du sang et du voyage d’aventure», résume un peu lourdement Claude Mollad, le commissaire général de l’exposition. La seconde partie du périple présente des films, affiches et peintures qui témoignent de la confrontation des deux fantasmes, le train et ses destinations, pas moins romanesques.
On pense à notre ami géographe Cassandre qui aurait grincé devant cette recherche de la pacotille, des harems, femmes voilées, odalisques qu’Ingres a tant fantasmés. Soit «un Orient fantasmé où l’Occident trouvait son ailleurs et son double exotique […]. Une machine à produire des mythes, tout un monde de signes et d’images, une sorte d’image-écran de la réalité et du désir, qui vous pousse à traverser toutes les frontières et à vivre l’Autre dans une ambiguïté totale, entre réalité et illusion, ouverture et domination, lointain et proche», écrit Christine Buci-Glucksmann dans le catalogue.
Mais Jean-Pierre Perrin (1) a raison de se demander comment ce monstre ferroviaire a été perçu et reçu à l’époque ? Pourquoi revient-il régulièrement l’idée qu’on pourrait un jour le ressusciter alors que l’Histoire de la Turquie, de la Syrie et de l’Irak disent tout le contraire. A moins qu’un Frédéric Mitterrand puisse nous jouer le rôle improbable d’un Lawrence d’Arabie façon XXIe siècle ? Ou une Mata Hari contemporaine les femmes fatales ? Et si pour attaquer le train mythique, il fallait être un brigand d’honneur, alors les islamistes d’aujourd’hui ne pourraient même pas poser leurs bombes dans ce train qui les dégoûterait de l’Occident. Pour preuve, l’histoire de ce bandit grec, qui, en mai 1891, à 60 kilomètres d’Istanbul, prit les passagers en otages et les relâcha un peu plus tard avec cinq souverains d’or pour chacun, en dédommagement (1).
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(1) Jean-Pierre Perrin, Libération, 21 avril 2014