Les paresseux parlent de « paradoxe » quand on évoque le Japon. Ou d’« extrême-Occident », autre paresse… J.-F. Sabouret qui l’explore depuis si longtemps reconnaît que « depuis cent cinquante ans, les Japonais ont tout assimilé. Premier pays non-occidental à entrer dans le club des grandes nations industrialisées, il y est toujours. L’Asie le sait bien, qui prend modèle sur le Japon ». On dira donc qu’il y a peut-être un « problème Japon ».
Un pays riche qui ne se nourrit pas, mais achète 60% des calories dont il a besoin (contre 27% en 1965), qui n’est auto-suffisant en énergie que pour 18% (contre 58% en 1960). Un pays qui doit vendre, vendre et encore vendre, pour payer ses factures. J.-F. Sabouret se demande comment le pays va y parvenir quand la jeunesse pratique le repli, rêve « glocal », va de moins en moins à l’étranger, fuit les campagnes, vit chez les parents en pratiquant des petits boulots. Un nouveau verrouillage du pays comme en 1635 ? Près de 10% de jeunes sont au chômage. Sans compter les diplômés qui ne cherchent pas de travail et végètent dans leur chambre. Alors que tout glorifie le travail. « Mais on peut être heureux avec le chômage » philosophe Sabouret.
Pourquoi le Japon était un modèle qui est aujourd’hui abandonné ? La modernité japonaise relèverait-elle du bricolage, « un bricolage de haut vol (…). On importe, on emprunte, on achète, on vole, on adapte (…). A ce jeu, le Japon est excellent. » Mais le déclinisme japonais est là. 5 « D » : dénatalité, décroissance, déflation, déficit, démoralisation. Le pays est cerné par trois grandes puissances.
Quarante-deux millions de personnes vivent dans l’agglomération de Tokyo. Shinjuku, la gare la plus fréquentée au monde avec 3,5 millions de voyageurs quotidiens, n’accuse aucun train en retard, aucune saleté dans la gare, ni agression, ni violences. La gare « récapitule les grands atouts qui sont la maîtrise de la technologie, la mobilité de la société et l’inventivité de l’imaginaire » (1).
Sabouret raconte comment le Japon se dépêtre des malheurs que lui inflige la Nature. Chaque propriétaire sait qu’il devra rebâtir au moins une fois dans son existence la maison ou l’appartement qu’il vient d’acquérir. Cette attitude vient largement d’une éducation extrêmement poussée dans des conditions parfois difficiles (plus de 70 000 plaintes déposées par des « souffre-douleurs », 60 000 cas de violence aux élèves et aux enseignants) dans les différents cycles jusqu’au bac. La moitié des élèves accède aux universités dont les coûts annuels d’inscription atteignent 17 000 euros (logement compris). L’école éduque autant qu’elle instruit, en accord avec ces « mamans éducation » (kyöiku mama), tâche qui décourage de nombreuses jeunes filles sachant que le mariage les poussera à la maternité et à l’abandon de leur travail.
Des enquêtes montrent que les couples japonais ne sont pas tous fusionnels, loin de là. Sabouret cite 36% de couples installés dans une forme de « mariage blanc » avec enfant à la clé ou non et un taux de divortialité qui atteint les 30%. A l’autre bout du spectre familial, la retraite est « redoutée » du fait de la solitude, poussant une part des vieux, proches du bouddhisme, à songer au suicide.
Sur le chapitre du travail, Sabouret explique qu’on « se réalise dans et par le travail, aussi humble soit la tâche accomplie (…). Dominer une tâche, voilà ce qui importe. » En travaillant, on montre qu’on est jeune dans ce pays d’artisans, d’artistes, d’experts. « Un archipel des savoirs, des savoir-faire, du travail endurant et de l’inlassable amélioration (…). La re-création est quelque part créatrice et s’il est un « miracle japonais », il est là ».
Artisans, mais aussi ingénieurs qui ont reconstruit un pays ruiné en 1945 devenu dans les années 1980 la deuxième puissance mondiale. Les points forts aujourd’hui ? La domotique, dès les années 1990, la robotique aujourd’hui. La Prius de Toyota est devenue la voiture la plus vendue au monde dans ce pays qui ne cache pas ses énormes dépenses militaires. Un seul prix Nobel en 1949, dix-sept en 2010 : « l’épistemè n’est pas en opposition avec la technè ».
Dépassé par la Chine en 2010, le Japon rêve de dépasser les Occidentaux en 2030. Il a fait école dans toute l’Asie. Le soft power pourrait emprunter au holisme confucéen plus qu’à l’individualisme européen. Sabouret compare la déferlante de produits japonais, objets, tendances, modes dans le monde à celle qui suivit la Seconde Guerre mondiale avec les produits américains. Pour lui, Tokyo doit être vue comme une ville où les trains partent et arrivent à l’heure, « où la propreté des rues est l’égale d’une profonde sécurité, où l’on peut faire ses courses, manger à toute heure des repas sains pour des prix accessibles au plus grand nombre, où les gens sont serviables sans être serviles, où la gaité des bars et des cafés déteint sur une jeunesse qui vit bien sans se morfondre à chaque instant des désordres du monde. »
Nous irions donc, lentement mais sûrement, vers une Asia Number One. Comment les Occidentaux vont-ils se situer par rapport à cette nouvelle donne ? Ce qui est sûr : le Japon va contribuer avec la Chine, premier partenaire commercial et malgré les prurits territoriaux, à ce succès. Même au pied du volcan. « Les cerisiers sont en fleurs chaque printemps, quoi qu’il arrive ».
Ce livre est un petit bijou.
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Japon, la fabrique des futurs, CRS-Editions, 2014, 4 euros
Voir aussi Esthétiques du quotidien au Japon, J.-M. Bouissou, IFM/Regard, avec notamment un très bon texte de Nicolas Baumert sur la gastronomie japonaise.
Une interview de J.-F. Sabouret
Géographica a publié sur le Mont Fuji