Après Ferguson


Le 9 août 2014 un jeune homme noir (ou afro-américain) de 18 ans a été abattu par la police alors qu’il n’était pas armé. S’en est suivi une série d’incidents, émeutes, manifestations et protestations contre ce qui doit être appelé un meurtre. Cela s’est produit à Ferguson, une banlieue de Saint Louis, dans le Missouri, un état du centre du pays.

La polémique a éclaté autour des injustices dont les « Noirs » sont les victimes, la violence inutile (si tant est qu’une quelconque violence le soit) des policiers blancs contre un adolescent noir, et toutes les humiliations et agressions que beaucoup de Noirs doivent subir dans leur propre pays. A ce titre, l’élection d’Obama n’a pas changé grand chose…

Comme le soulignent  François Bonnet (Sociologue, CNRS) et Clement Thery (Sociologue, Columbia University), dans un article du Monde, un nouveau type d’émeute semble apparaître:  « Les émeutes sont la mise en cause politique radicale, inédite depuis le mouvement des droits civiques, de la légitimité de la violence publique et de l’état pénal qui s’exercent contre les Noirs américains. »

La police de Ferguson. Source: IB Times

Mais ces violences semblent s’inscrire dans une très longue histoire qui remonte aux débuts de la colonisation anglaise et européenne dans le nord de ce qui allait devenir les États Unis. Comme le disait Charlton Eston à la fin du documentaire de Michael Brown, Bowling for Columbine, « les USA ont une histoire violente ». Et en définitive, un peu comme avec les poupées russes, chaque violence s’insère dans une autre en la renforçant et en la pérennisant: violence des Blancs contre eux-mêmes avec le départ des Pilgrim Fathers persécutés en Angleterre. Violence avec les populations indiennes. Violence des propriétaires blancs envers leurs esclaves noirs. Violences entre colons, et violence des « forces de l’ordre » aux USA envers tous les groupes considérés comme dangereux, criminels ou déviants. En fait, le continent américain dans son ensemble est un territoire où la violence est constitutive du territoire. C’est certainement le fait le plus « dur » et le plus palpable. Ce n’est donc pas une violence accidentelle, mais bien une violence structurelle, qui s’exprime par des biais multiples, dont l’importance des armes à feu dans la population.

Cela forme un système où l’on retrouve différentes « échelles de violence » de la plus institutionnelle à la plus domestique, voire intime, à commencer par la violence contre soi à partir du moment où l’estime de soi est détruite ou malmenée. Elle rejaillit ensuite à la moindre occasion. C’est une forme de mutilation d’abord individuelle, puis collective.

La ville de Ferguson aujourd’hui. Source: Bloomberg Business Week

Dans le cas de Ferguson, nous sommes dans une ville où le territoire a changé: comme le disent les deux sociologues précités, la population est devenue noire ans que l’administration change. La police est à 90% blanche. Les inégalités sont là, mais les décalages entre communautés s’exacerbent. Le développement de la ville en est perturbé., comme expliqué ici. La banlieue, classiquement blanche, a connu un changement important de population.

Comme une mécanique patiemment remontée, le ressort de la violence se détend à la moindre occasion. Cette violence rejaillit ensuite à l’échelle régionale et nationale, voire internationale. A ce niveau, une « guerre des images » a lieu entre le pouvoir et les manifestants, comme le souligne cet article.

A cet égard, même si cela peut paraître anecdotique, la bande dessinée illustre parfaitement cette ambiance de « violence légitime », avec ce fantasme de la ville mère de tous les vices et l’idée de se rendre justice soi-même au cas où la justice officielle ne ferait pas son devoir. Gotham city est dans la tête de tous les étasuniens.

Comme dans une chambre d’écho, ce système de violence s’entretient et se perpétue, mais surtout au détriment des minorités.

Localisation des personnes se déclarant d’elles-mêmes comme « noires ». Source: US Census

Dans le cas des afro-américains, leur localisation reflète très nettement le « souvenir » de l’implantation des esclaves dans les territoires du sud.

On trouve ensuite un essaimage vers les grandes villes comme Chicago ou Los Angeles. Cette localisation est donc un héritage du passé esclavagiste du pays. Mais cet héritage ne s’arrête pas là.

En effet, l’héritage passe aussi par la violence, une fois de plus. Depuis le XVIe siècle, les populations noires déportées aux USA ont subi des traitements humiliants et dégradants, et ont été systématiquement considérées comme des inférieurs. Les droits civiques ne sont arrivés aux États-Unis que dans les années 1960, et avec bien du mal. Autrement dit, les Noirs américains ont des droits mieux défendus depuis environ 50 ans alors que l’oppression a duré 500 ans. Les préjugés racistes n’ont pas bougé tant que cela.

Le destin des violences subies se reporte ensuite au niveau conjugal: les violences se déplacent ainsi dans le couple, envers les femmes, comme si l’humiliation devait s’expier en humiliant plus vulnérable que soi. C’est une cascade d’effets qui eux-aussi peuvent se pérenniser, s’endurcir et se développer. La sociologie américaine a travaillé sur ces aspects.

Comme on le voit, Saint Louis n’est pas situé dans la région d’origine d’installation des esclaves noirs, elle est située au centre du pays, dans une région où les populations noires sont minoritaires.

Mais pourquoi la ségrégation existe-t-elle aux USA alors que ce n’est pas le cas au Canada par exemple? La culture américaine WASP (white anglo-saxon protestant, la majoritaire culturelle étasunienne), ne comprend littéralement pas le métissage. De plus, d’un point de vue anthropologique, les populations noires et blanches étaient à l’origine situées aux antipodes l’une l’autre. Cela passait par le rapport au corps, à la nourriture, à la religion, au vêtement, la musique… qui étaient radicalement différents. Et les blancs, pour justifier l’esclavage, dépréciaient systématiquement tout ce qui faisait le fond de la culture noire. Que l’on compare Brésil et USA: ce sont deux pays avec de fortes populations noires, mais qui fonctionnent très différemment.

On peut le vérifier  a contrario dans les pays où l’influence américaine s’exerce, comme Porto Rico, où le recensement américain a créé des catégories comme « colored » là où elles n’existaient pas. Autrement dit, la ségrégation est d’abord opérée à un niveau conceptuel, abstrait, avant d’être « transcrite » sur le terrain. Et elle s’appuie, de surcroît, sur une idéologie ou un arrière plan racialiste, voire raciste implicite qui postule que de toute manière les non-blancs sont inférieurs. Cela ordonne un « classement » des populations étasuniennes en fonction de cette hiérarchie, qui est une hiérarchie de fait mais qui a été longtemps légale dans le pays. Cette idéologie ségrégationniste est la malédiction du pays, car elle joue à toutes les échelles et plombe le fonctionnement général du pays. Mais pour atténuer cela il faudrait démonter une mécanique violente existante depuis un demi-millénaire. C’est une tâche de très longue haleine mais indispensable.

 

En une: les émeutes de Ferguson. Source: IB TImes


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