Le collège en débat : d’où viennent les images ?


Dans le débat qui enflamme la réforme du collège, notre travail en géographie culturelle est de comprendre d’où viennent les images que nous manipulons, dont nous sommes saturés par la multiplicité des écrans dans nos environnements privés ou professionnels. Le collège d’avant la réforme ouvrait une piste avec l’étude de l’empire byzantin, dont les icônes ornaient les manuels scolaires. Un élève dans un musée ou devant une mosaïque n’était ainsi pas tout à fait inculte, ayant déjà vu « ça » quelque part qu’il connecterait avec ce qu’il « découvre » alors.

Avec un collègue byzantiniste de Paris-Sorbonne, nous avons alerté les concepteurs de programme dans une tribune publiée par Libération. Mais le texte n’était pas tout à fait le bon ! Comme cette géohistoire de l’image nous paraît fondamentale aujourd’hui, nous donnons ici le texte que nous avions écrit à deux mains, dans sa bonne version.

Le collège sans Byzance ou la fabrique des aveugles

Gilles Fumey, géographe et Georges Sidéris, historien de Byzance

Elle a l’air de rien. Enkystée dans le listing fastidieux des programmes de la réforme des collèges, une ligne sans gras ni souligné. Elle fait passer à la trappe un pan entier du savoir de jeunes gavés d’images et d’écrans. Une ligne, juste en-dessous de celle bien noire, comme une menace, sur « l’Islam, débuts, expansion et cultures ». En-dessous donc, « les empires byzantins et carolingiens entre Orient et Occident » passent à trépas pour la majorité des collégiens puisqu’elle désigne du facultatif. Encore une plainte incompréhensible pour le commun des mortels. Vieille rengaine corporatiste de profs inconsolables sur leur perte territoriale ? Jugeons donc.

Theotokos of Vladimir (Greek: Θεοτόκος του Βλαντιμίρ), also known as Our Lady of Vladimir, Vladimir Mother of God, or Virgin of Vladimir, 1130
Theotokos of Vladimir (Greek: Θεοτόκος του Βλαντιμίρ), also known as Our Lady of Vladimir, Vladimir Mother of God, or Virgin of Vladimir, 1130

Dans les schémas mentaux qui gouvernent notre pensée du monde, « l’Orient et l’Occident » forment un couple solide, binaire, incontestable que Samuel Huntington avait conservé sous son curieux scalpel. On sait depuis quelque temps que les Japonais « extrêmes »-Orientaux sont, à bien des égards, plus « occidentaux » que nous, qu’il y a deux Europe qui ne se comprennent pas l’une sans l’autre, l’une de Chypre à la Russie, l’autre avec un centre de gravité latin. La première, c’est l’Europe de l’icône, face à l’Islam et qui a nourri l’Europe depuis Venise. L’icône de la Mère de Dieu de Vladimir, la Vierge à l’enfant de la galerie Tretiakov à Moscou, Joconde byzantine, universelle de tendresse maternelle, disparaîtrait ?

Ne passons pas sur la perte de Byzance. Non pas Byzance comme un paradis perdu. On parle de cette civilisation- pour s’exprimer comme Braudel – à la racine de notre usage des images. Oui, Byzance a créé les images dont nous nous nourrissons depuis quinze siècles. Byzance reprenant la mosaïque des Romains qui enfante ce monde de la miniature sur parchemin. D’elle, viennent les icônes, puis les tableaux, les toiles. Les photographies et toutes les images dont le flot grossissant ne cesse de s’amplifier ? Encore Byzance. L’image qui fascine les frères Lumière qui la mettent en mouvement ? Byzance toujours. L’image numérique, aussi ? Bien entendu. Et, par ricochet, tous les supports et les formats qui ordonnent l’univers de nos bureaux numériques…

Cette paternité de Byzance n’est que rarement expliquée aux élèves. Mais elle est présente, sous-jacente, dans les reproductions des manuels, dans les musées, sur les coupoles et les icônes, elle inscrit la racine de notre éblouissement face à ce qui va faire de l’homme occidental un producteur d’images. D’avoir à combattre pour les images, Byzance les a disculpées en 843 de nourrir l’idolâtrie, les intégrant à « l’orthodoxie » et ce faisant ouvre une immense porte : l’homme est remis au cœur du système imagier de l’époque. L’image se détache progressivement de sa justification religieuse. Tout est en place pour cette fabuleuse histoire qui mènera l’image au cœur des disciplines scientifiques, de la cartographie à la médecine et au numérique.

Anthropologiquement, cette dette est colossale. Est-ce qu’un adolescent sur son smartphone aura l’occasion de réfléchir à la civilisation qui a fait naître cette supériorité prise par l’image sur le texte ? Ou cette prime à l’image qui nous fait feuilleter un livre pour y repérer des images avant d’entamer le texte ? L’école ne peut renoncer à dire les choses essentielles qu’on n’entend que chez elle. Non pas pour visiter Istanbul ou Ravenne, mais pour savoir de quel mépris de l’image certaines civilisations sont les victimes. N’est-ce pas stupide qu’au moment où les jeunes sont saturés d’images, ils deviennent, par la faute de l’école, des aveugles ?


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