Le musée, la culture légitime et le penseur libertaire


Michel Onfray, notre nietzschéen national...
Michel Onfray, notre nietzschéen national…

Le 19 avril dernier, le penseur anti-système mais BFM-compatible Michel Onfray publiait sur son compte Twitter une photo prise au Rijksmuseum d’Amsterdam, mettant en scène des adolescents rivés sur leur téléphone portable et tournant le dos à un chef-d’œuvre de Rembrandt. Il se fendait pour l’occasion d’un lapidaire – c’est-à-dire: même pour un twitt – « Sans commentaire ». Il y aurait pourtant bien des commentaires à faire sur cette image, à condition toutefois de ne pas rester à la surface mais d’interroger les différents actants qui la composent : un musée mondialement connu, un tableau non moins célèbre d’un maître hollandais, une salle du musée avec sa mise en scène particulière, un groupe d’individus occupant cet espace d’une manière qui ne serait effectivement pas celle d’individus d’un autre âge et/ou d’une autre origine socioculturelle.

Mais commençons par essayer de deviner ce que dissimule ce « Sans commentaire », un brin expéditif, asséné par un auteur occupé depuis quelques années à décrire/dénoncer la déliquescence de la civilisation occidentale, appelée comme l’Empire romain à disparaître, victime de sa propre décadence, conjuguée aux assauts répétés de l’Islam conquérant (et obscurantiste, cela va sans dire). Il semblerait bien que, loin de ses saillies libertaires, Onfray se soit résigné à intégrer la meute emmenée par Finkielkraut, au sein de laquelle il hurle à la défaite de la pensée et à la bêtise des masses, formant une sorte de queue de comète des dérives les plus réactionnaires de l’École de Francfort. Ces jeunes, abrutis par les nouvelles technologies et abandonnés par un État mercantiliste, ne peuvent plus quitter des yeux l’écran de leurs téléphones-prothèses, ignorant que se joue sur la toile exposée derrière eux l’un des grands moments de l’histoire d’un art auquel leur ignorance et leur mépris de la connaissance ne leur permettent de toute façon pas d’avoir accès.

À moins que ce ne soit rien de tout cela, car le commentaire « Sans commentaire » offre l’avantage de permettre, comme « J’me comprends » ou « J’dis ça j’dis rien », surtout si on l’éructe au comptoir après quelques tournées, accompagné d’un hochement de tête satisfait et d’un sourire entendu, de tout dire sans le dire et, surtout, de se défendre d’avoir dit quoi que ce soit puisque, justement, on ne l’a pas dit. Tout ce qui précède ne relève donc, on l’a compris, que du procès d’intention.

Alors, plutôt que de chercher à extirper de ce twitt les indices d’une position intellectuellement cohérente, et de faire dire à l’auteur de ce qu’il n’a, de fait, pas dit, que dire, justement, de cette photo ? D’abord, évoquer le lieu : le Rijksmuseum, avec ses 2 millions et demi de visiteurs annuels, constitue un sanctuaire de la culture légitime, dont la fonction de vitrine d’Amsterdam, d’objet destiné à asseoir la réputation mondiale de la ville et à la situer sur un marché artistique et touristique, n’est pas la moindre. Et qui s’adresse, de fait, à un public très marqué socialement.

La salle d’exposition, par ailleurs, par sa mise en scène – ici renforcée par le tableau lui-même, avec sa taille imposante et l’étonnante lumière qui s’en dégage – et par l’espace muséal dans lequel elle s’insère, définit des comportements légitimes : le connaisseur, celui qui respecte l’art et sait adopter l’attitude en adéquation avec le lieu, montrera par sa discrétion, son attention soutenue face à l’œuvre, son sérieux, les quelques secondes ou minutes qu’il aura passé devant la toile en inclinant légèrement la tête, et toutes sortes d’autres gestes relevant de la mise en scène de soi et témoignant d’une appropriation réussie de l’œuvre et du lieu.

Passer inaperçu est un art, un savoir-faire socio-spatial et, il faut bien l’admettre, le groupe d’adolescents apparaissant sur la photo n’y excelle pas. Mais on sait aussi que, depuis quelques décennies, être « jeune » revient à appartenir à un groupe transcendant de plus en plus les classes socioculturelles et offrant un profil de plus en plus homogène en matière de (consommation de la) culture. Dès lors, on peut se demander si ces adolescents ne font pas autre chose, sur leur banquette, que revendiquer leur identité collective, d’une part en arborant un objet, le téléphone, qui participe fortement à définir celle-ci et à faire accepter les individus au sein du groupe et, d’autre part, en se détournant de manière ostentatoire d’un autre objet, la toile, qui compte au contraire parmi les puissants marqueurs d’appartenance à une classe d’âge et socioculturelle, les vieux croûtons cultivés.

Les historiens de l’art et les sociologues rappelleraient sans doute aussi que ces lieux consacrés à l’art ont évolué tant dans leur forme que dans leurs règles de bonne conduite et que, entre autres curiosités, il n’y a pas si longtemps qu’on allait voir Shakespeare pour se divertir en hurlant et en interrompant les acteurs-personnages avec force injures. Et d’ailleurs, avant l’écroulement de notre civilisation – c’est-à-dire dans le paradis perdu de la haute-culture, ce temps mythique où les films de Godard faisaient 20 millions d’entrées et où des hordes avides de concepts se pressaient à l’ouverture des librairies pour y acheter le dernier Deleuze –, les « jeunes » allaient-ils seulement au musée avec leurs enseignants ?

Le monde change, peut-être pas pour le meilleur mais pas forcément non plus pour le pire, et les plus dangereuses régressions ne sont peut-être pas où on veut bien les voir – et/ou les pointer pour vendre des livres. En l’occurrence, qui nous dit que ces jeunes, sur leur téléphone, ne sont pas en train d’utiliser une application du musée leur expliquant l’œuvre qu’ils viennent de contempler religieusement, au moins pour faire bonne figure aux yeux de l’enseignant qui les a courageusement traînés au musée ?


5 réponses à “Le musée, la culture légitime et le penseur libertaire”

  1. Des propos de café du commerce, quel mépris pour le « petit peuple » des films d’Audiard, le père, et dont Onfray se revendique. Il y a déjà plusieurs articles que votre ton hautement condescendant, votre orthographe plus qu’approximative m’exaspèrent. Cette fois c’est décidé, je me désinscris de ce blog abscons et snob. j’adore la géographie, les géographies, j’en ai fait mon métier. Les livres de Deleuze bien peu de jeunes les achetaient, chez Maspero que vous n’avez certainement pas connu (je parle de la librairie à Paris) nombreux étaient ceux qui volaient des livres, Proudhon et son aphorisme et les situs en bandoulière ou non. c’est plutôt à la jeunesse dorée de Canal aux bains douches que vous faites allusion. Finkielkraut, et bien c’est le seul, avec Onfray précisément à se soucier du devenir ce ceux qui ne bénéficieront plus de l’ascenseur social, à vomir feu Richard Descoings et sa discrimination positive tellement injuste et parcimonieuse, ah j’oubliais un troisième trublion tellement perspicace, vive le Sud, Brighelli à qui on ne la fait pas. Au plaisir de ne plus jamais vous lire, mon temps est précieux.

    • Cher (chère?) Ararat,

      Merci pour votre commentaire, qui me permet d’éclaircir un point, en ne m’arrêtant pas à « café du commerce » (je fais ce que je peux) ni à l’orthographe (de même). Quand j’évoque des foules avides de Godard et de Deuleuze, je suis, bien sûr, ironique: pour qu’il y ait une défaite de la pensée, il faudrait qu’il y ait eu une victoire. Or le temps où la haute culture agitait la société française est un temps mythique, il n’a jamais existé et la sociologie de la culture a montré à quel point les goûts (et dégoûts) constituent des marqueurs sociaux. Les Cultural Studies première génération ont aussi montré à quel point la culture populaire méritait d’être étudiée sans en faire un versant misérable de la culture légitime.

      Contrairement à ce que vous affirmez, je crains que les penseurs que vous défendez se foutent royalement de « ceux qui ne bénéficieront plus [sic] de l’ascenseur social » (qui, lui non plus, n’a jamais existé, ou du moins n’a jamais accueilli grand monde), en dehors de la possibilité de les brosser dans le sens du poil pour leur vendre des livres.

      Bien à vous,
      MB

      • Certes, l’ironie… Pas de penseur providentiel, pas de sauveur; je me suis emportée et il est vrai que la posture de ces philosophes est parfois péremptoire. Mais à y regarder de près ces élèves (tous blonds, on est bien aux Pays bas chez les vikings ou en face d’élèves de quartiers assez privilégiés) sont sagement assis et il n’y a pas de quoi fouetter un « chat ». L’ascenseur social un leurre, il a tout de même permis à des élèves bosseurs, d’origine rurale plus qu’ouvrière d’accéder à ne autre vie que celle de leurs parents. Vie abominable, rude, pleine de corvées, d’inconfort, de malnutrition(châtaignes à toutes les sauces en Quercy, lavage des cocons de soie dans la rivière en hiver, enfants loués dès 7 ou 8 ans dans les fermes voisines le temps des vendanges ou de la récolte des châtaignes) bref une vie qui n’a rien à envier par certains aspects à celle des esclaves, et ce jusque dans les années 20/30 dans de très nombreuses régions rurales. Entre deux guerres.
        J’apprécie ces écrivains, l’université populaire de Caen d’Onfray, les émissions de Finkielkraut sur France culture, ses prises de position en faveur de ceux (celles) qui vont au charbon dans de très nombreux établissements du secondaire des centres ville et de la péri-urbanisation, oubliés, méprisés, abandonnés sur les rives de la révolution numérique, comme si un TBI, des tablettes, l’abandon de pans entiers du système éducatif à des géants du numérique allait changer la donne et améliorer les relations au sein des établissements.
        L’hallali dont ont été l’objet ces deux intellectuels m’insupporte. Onfray a eu la bonne idée de rappeler certains pans de la vie de Sartre sous l’occupation allemande à Paris sans états d’âme quand certains mouraient sous la torture arrêtés par la milice, ou encore comment il a soutenu le régime khmer rouge au Cambodge, je m’en souviens très bien, au nom de la lutte anti-impérialiste et du soutien de la RPC envers ce régime. Quant à Brighelli, il ne manque pas de courage lui non plus en s’opposant au formatage institutionnel, sans même faire référence au projet de réforme du ministère qui sacrifie l’histoire géographie bien plus que les langues anciennes et ce dont personne ne parle, à moins que vous ne l’ayez fait. Cordialement.

  2. Pour compléter l’approche sur le rôle d’un tableau célèbre dans la société actuelle, voici une question posée par P. Douroux à B. Lahire (Libération, 16 mai 2015) :
    Pourquoi dites-vous que l’œuvre d’art a remplacé les reliques et que le visiteur de musée est l’objet d’un envoûtement ?

    L’histoire des reliques, qui a commencé au IVe siècle, a largement préfiguré l’histoire de l’art : de simples ossements deviennent des reliques vénérées, qui attirent des milliers de visiteurs dans les églises ; des luttes s’engagent entre ceux qui prétendent posséder les bonnes reliques, etc. Aujourd’hui, nous croyons, quand nous allons au musée, avoir un rapport direct avec les œuvres, mais nous éprouvons une émotion uniquement parce que tout a été fait, collectivement, pour qu’elle puisse s’exprimer. Le musée et tous les experts qui certifient l’authenticité des œuvres transforment l’ordinaire en exceptionnel, le profane en sacré. Quand l’artiste Banksy installe ses œuvres sur un trottoir à New York, il ne les vend qu’à quelques dizaines de dollars alors qu’elles en «valent» plusieurs dizaines de milliers dans les galeries. La sacralisation de l’art a commencé au Moyen Age quand on a commencé à comparer les poètes au Créateur. Ça n’a rien d’anodin : en en faisant des démiurges, on rattache les artistes au pôle dominant du monde social, donc du côté du sacré, de ce qu’il faut protéger et respecter. On retire les objets d’art de la circulation ordinaire et, de la Renaissance au XVIIIe siècle, les artistes vont progressivement émerger comme groupe social en se séparant des artisans qui, eux, fabriquent des objets profanes. Le musée, qui apparaît au XIXe siècle, n’est que l’aboutissement de cette longue histoire.

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