Le philosophe de l’urbain, Thierry Paquot, a donné son avis (1) sur les grands ensembles ayant poussé sur le sol français dès l’hiver 1954 qui fit sortir l’abbé Pierre de ses gonds. Ce qu’on appelait alors la crise du logement allait être résolu par la modernité (chauffage central, salle de bains, parking, aire de jeux)… Le meilleur des mondes.
Mais décider du bonheur d’autrui qui veut une maison individuelle dans une ville bien desservie par les transports collectifs, ce n’est pas aussi simple. La mixité sociale qu’on prônait alors entre ceux du centre-ville et « ceux de la cité » allait se révéler être une chimère. Les classes moyennes déménagèrent assez vite, les ouvriers vécurent la déqualification, le recul du parti communiste, la vulnérabilité familiale, le regroupement ethnique. « Le grand ensemble ne fait pas ensemble » grince Paquot.
Esthétiquement, l’uniformité du grand ensemble n’a rien à envier à celle du pavillonnaire. Mais c’est le moins qu’on puisse dire que les firmes naissantes du BTP devenues multinationales n’ont pas été débordantes d’imagination. Après tout, c’était fonctionnel, comme le pensait Le Corbusier et la funeste charte d’Athènes (republiée en 1957). Paquot pense que le mode de vie « américanisé » (loisirs, voiture, télé, gadgets électriques, ameublement en kit…) faisait consensus. En avant les associations et leurs animateurs ! « L’homme nouveau » semé, ce fut la haine qu’on récolta.
Pour Thierry Paquot, les décideurs ont péché contre la ville dont ils ignoraient les trois qualités : « l’urbanité, la diversité et l’altérité. » On vit l’esprit des villes se dissoudre dans des formes urbaines ségréguées, zonées, ghettoïsées… Par la faute du Corbu qui définissait la ville comme un ensemble de fonctions (logement, travail, circulation, distraction) à satisfaire pour les habitants. Notre philosophe voit des gens pleurer lorsqu’on détruit les barres comme celle de La Courneuve où la vie était devenue un enfer. Il fallait juste parler de « respect », de « dignité » quand on entendait alors « sauvageons », « kärcher », « dealers » et tous ces jeunes qui ont été la vedette du film La Haine.
Paquot en veut aux « nantis au pouvoir qui inventent la politique de la ville sans ville ! Une politique avec d’énormes moyens mais sans aucune finalité. » On grillage, on pose ds digicodes, on arrête les barres à partir de 1973 et on proclame « le droit à la ville ». Mais sans expérimentations architecturales, ni alternatives, sauf quelques cas isolés.
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(1) « Au lieu de l’homme nouveau, on récolta la haine », Libération, 6 octobre 2015
Photo en haut de l’article : Arcueil-Gentilly en construction (1958)
Pour en savoir plus :
Huit idées reçues sur les grands ensembles de S. Vincendon et T. Serafini
6 réponses à “L’échec des grands ensembles ?”
Le véritable problème des grands ensembles est avant tout l’absence flagrante de transports en commun efficients, les lignes d’autobus n’ayant jamais constitué un déplacement très attractif hormis pour les populations captives et encor, trop souvent subi !
Bien sûr, il y avait, dans de rares cas comme Sarcelles,1 gare pas trop éloignée, encore qu’insuffisante pour l’ensemble de la zone bâtie, celle de Chanteloup-Les-Vignes étant comme au Val-de-Rueil, sous-dimensionnée ce qui n’empêcha le sentiment de rélégation !
En Europe Centrale et Orientale, les régimes nationaux socialistes du Pacte de Varsovie n’ont pas commis l’erreur grossière de reposer la desserte des nouveaux quartiers par l’automobile car il semble qu’ils les aient implantés desservis par le réseau ferré des tram{evoie}s de la métropole correspondante ou disposant de gare ferroviaire dédiée .
En ex Tchécoslovaquie, en Hongrie, en bref dans tous les pays de l’ex bloc de l’Est, le recours à la voiture individuelle était tout simplement hors sujet, rares étaient les heureux propriétaires d’une Traban pour la RDA ( bien visible dans le film Good bye Lénine), le recours aux modes de transport collectifs permettait de draîner tous ces habitants vers les bassins d’emploi. Mais il s’agit d’une absence d’erreur par omission, la planification des transports a en gros , dans les pays dits PECO (pays d’Europe Centrale et orientale) repris la trame élaborée par les concepteurs de l’ex empire austro-hongrois: trams tous semblables à ceux, magnifiques, de Wien/Vienne, trains de banlieue, schémas d’aménagement de Wien la rouge, la Vienne ouvrière et socialiste des années 20 si méconnue en France, avec une réelle pensée d’aménagement urbain, rien à voir avec les barres de la Courneuve et de tant de métropoles françaises.
L’économie nazie a complexifié et densifié ces structures, cassant le prolétariat allemand en raison de la politique raciale en vigueur sur tous ces espaces, en particulier en Pologne.`
et de la politique d’économie de guerre et de pillage.
Pierre, vous utilisez les qualificatifs de nationaux et de socialistes en ce qui concerne les pays de l’ex Pacte de Varsovie: nationalistes certes ils l’étaient, et socialistes prétendus comme tels, c’est la jonction de ces deux adjectifs qui m’a accroché l’oeil, mais je comprends votre propos et j’ai bien apprécié votre commentaire.
Oui, si l’on regarde sur les cartes IGN au 25 000e la situation des grands ensembles par rapport aux villes centres, on comprend très facilement qu’ils ont été, dans leur écrasante majorité, construits en marge des centres, et dans des zones très enclavées (autoroutes, voies de chemin de fer, zones industrielles…) pas besoin de connaître beaucoup de géographie pour comprendre que dès le début, ces projets étaient porteurs de déséquilibres sociaux et d’inégalités spatiales criantes.
Et on oublie le contexte de l’après guerre en France, le baby-boom, la terrible crise du logement. Moi je n’ai pas oublié que jusque à la fin des années cinquante, à Paris et ailleurs, trois ou quatre enfants dormaient dans la même chambre, et les parents dans la salle à manger grâce à un lit escamotable . En revanche une cuisine, une salle de bains et le chauffage central et l’ascenseur, donc du confort. Mais pas de logements. Et puis il y eut le retour des rapatriés d’Algérie un million de personnes la valise à la main, beaucoup furent relogés à Sarcelles, à la place des anciens primeurs, exploitations avec une terre très riche, Groslay et ses vergers (poiriers). J’ai vu construire la Courneuve , ses barres hideuses, et les Courtilières à Pantin construites en arc de cercle, pratiques pour le mobilier! ( mais bien pire à Evry et ses terribles « choux-fleurs »aux murs ronds en 1975 , véridique).
Quant à Le Corbusier, si vous avez visité la Cité radieuse à Marseille, les unités de logement y sont beaucoup plus agréables qu’ailleurs, avec un accès à la lumière pour chaque logement et une vie sociale collective un peu comme dans le Familistère de Guise. Mais l’esprit des années 50 y a disparu bien évidemment. Mais bien sûr je préfère les beaux immeubles avec les somptueux appartements de Fernand Pouillon sur le Vieux Port de Marseille avec leurs halls superbes, ils n’ont pas bougé depuis 1954, une certaine grâce architecturale.
Bonjour, on oublie pas le contexte, mais c’est l’argument sempiternel rappelé par les défenseurs des grands ensembles: on avait pas le temps de réfléchir, c’était l’urgence etc. Or, cet argument ne résiste pas si l’on opère une comparaison à l’échelle européenne. Un pays comme les Pays Bas, soumis à une situation similaire après la guerre, a faits des choix radicalement différents en privilégiant des constructions « à échelle humaine » et bien mieux intégrées au reste des agglomérations. On s’y promène en touriste le week end. Qui va se promener à la Courneuve le week end? LEs choix opérés en France l’ont été dans un cadre idéologique d’une prégnance inouïe et dont nous payons aujourd’hui les conséquences…
On n’oublie pas merci bien.
Je n’ai aucune sympathie pour ces sabreurs de l’aménagement, le fait qu’on a délégué à des esprits un peu bornés tout ce travail d’aménagement bâclé. Mais si l’industrie a eu les préférences dans les choix et de la IV° république et du gaullisme, il n’en fut pas de même en matière de logement, avec une population d’ouvriers et d’employés.
Les fadaises des manuels d’Histoire sur les bienfaits des 30 glorieuses me font doucement sourire, avant 68 les budgets étaient serrés,le frigo et la machine à laver ce n’était pas l’opulence pour autant et le manque de logements était criant. La loi de 1948 a aggravé cet état de fait. Le quartier du Marais, vers 1965 était plein d’immeubles insalubres avec des toilettes à l’étage et pas de salles de bains, j’allais au lycée rue de Sévigné et j’ai observé tout ça.
La décolonisation en 2 temps, d’abord les rapatriés et les harkis puis les immigrés puis le regroupement familial sous VGE ont accentué le phénomène.Sans oublier les scandales immobiliers de la Garantie foncière par ex. sous la V°et la détestation des promoteurs immobiliers dans les années 70, les mêmes qui construisaient ces grands ensembles. Les cités de transit et d’accueil, baraques insalubres, existaient encore dans les années 1980(Lorient,la Londe des Maures etc)
La France était engluée dans 2 guerres coloniales très coûteuses,ce n’était pas le cas des Pays-Bas, d’où les choix…
Le goût pour l’urbanisme stalinien dans toute la « ceinture rouge autour de Paris étant donné les équipes municipales aux manettes explique peut-^tre aussi ces choix, ou ces non choix.