En une: Un homme marche devant un immeuble dévasté pendant le siège de Marioupol, Ukraine, mars 2022 (Alexander Ermochenko/Reuters)
La guerre en Ukraine met en jeu des éléments de langage du côté russe qui donnent l’impression que l’on fait beaucoup de neuf avec du vieux. Et surtout, l’attitude de Vladimir Poutine, sa manière de s’adresser à ses publics, engendrent une espèce d’écho sémantique étrange, du moins pour ceux qui ont connu la Guerre froide.
« Protéger » les Russes menacés de « génocide » par les « néonazis » ukrainiens dans les enclaves séparatistes de la Transnistrie et du Donbass? Comme c’est étrange, cela rappelle exactement les allégations de Hitler à propose des Allemands des Sudètes, juste avant que la Tchécoslovaquie ne soit annexée au Reich. Mais la phraséologie de Poutine fonctionne en mode inverse: il incarne la vertu et la protection face aux « nazis », ou aux « fascistes ». On recycle donc des mots capables de remuer les esprits et de déchaîner les passions. Mais ce faisant on les use et les dévalue… Poutine affirme également sans ciller que des « laboratoires secrets d’armes chimiques et bactériologiques américains » seraient découverts et détruits tous les jours par les troupes » libératrices ».
Dans le même ordre d’idée, le prétexte selon lequel l’Ukraine représenterait un danger mortel pour la Russie m’a fait irrésistiblement penser à une carte devenue célèbre, tirée de la revue Zeitschrift fur Geopolitik de novembre 1934. Cette « carte » qui est en fait un beau morceau de propagande visuelle, s’intitule « un petit État menace l’Allemagne », ce « petit État » étant la Tchécoslovaquie. Par une habile ruse graphique, l’image donne l’impression qu’une nuée d’avions de guerre pourrait répandre la mort sur toute la nation allemande… Il fallait donc une riposte forte et rapide! Ce que le Troisième Reich accomplira promptement. Plus c’est gros… Ce qui n’empêche pas nombre de sites pro-russes de déverser leurs versions « authentiques » des faits.
Mais tout ceci renvoie à un autre mensonge d’État, resté impuni, celui qui a conduit à l’invasion de l’Irak en 2003 par les troupes américaines. Les fameuses « armes de destruction massive » qui ont été évoquées sur un mode incantatoire par la sinistre clique des va t’en guerre états-uniens, Condoleeza Rice et Colin Powell entre autres, pour justifier leur désir de conquête. On en connaît le résultat, avec une déstabilisation sans précédent de la région, accompagnée de l’apparition de monstres politiques comme Daesh, et d’autres menaces toujours bien présentes. Mensonge relayé par Tony Blair qui en avait fait une sorte de mantra politique, qui ne lui a guère porté chance.
Alors pourquoi Vladimir Poutine s’embarrasserait-il de vraisemblance ou de crédibilité pour mener « sa » guerre? On peut forger de toutes pièces un argumentaire aberrant, bouffi de nationalisme et farci de mensonges tous plus gros les uns que les autres, peu importe, l’exemple venant de haut. Et ce n’est pas son ami Donald Trump qui contredirait cela, puisque c’est avec lui que nous sommes clairement entré dans l’ère de la méta-vérité, à défaut d’avoir un vrai métavers.
Cette manière de mentir en permanence sème sans arrêt le trouble et le doute. On le sait, la guerre de l’information fait déjà rage en Europe.
Le « joujou nationalisme »
Cette expression inspirée de Rémy de Gourmont qui lui parlait du « joujou patriotisme » reste parfaitement actuelle: dès que l’on commence à jouer avec les forces nationalistes, on risque très gros. Cependant le nationalisme est distinct du patriotisme. Celui-ci consiste à aimer sa patrie et à vouloir la protéger si nécessaire. Celui-là part du postulat que sa nation vaut mieux que toutes les autres, et que tout est bon pour en assurer la prééminence, fût-elle affirmée en détruisant, ou en assujettissant toutes les entités qui remettraient un tant soit peu cette supposée prééminence. La paranoïa n’est donc jamais loin, et le fantasme de toute puissance non plus.
Nous sommes leurs barbares, ils sont les nôtres
Plus troublant encore est le discours du pouvoir russe envers l’Occident. À l’époque de la Guerre froide, les Soviétiques fustigeaient en permanence l »Occident bourgeois dégénéré ». On prêtait ces invectives à l’appareil idéologique marxiste-léniniste qui, au fond, renvoyait à une forme de puritanisme politique assez improbable de la part d’un état censé prôner une certaine émancipation de l’humanité. Alors on se gaussait… Mais on constate que malgré la disparition de l’Union Soviétique, le discours critique, que dis-je, les diatribes anti-occidentales de Vladimir Poutine en personne n’ont pas varié de contenu. L’ »Occident » est globalement condamné pour sa prétendue dégénérescence civilisationnelle. Il faut en fait remonter à l’Empire byzantin pour retrouver l’origine de cette attitude. En effet, après l’invasion de Constantinople par les croisés latins, en 1204, un discours anti-latins va peu à peu se structurer, qui présente l’orthodoxie comme le rempart de la vraie foi contre les « barbares » latins. C’est ce discours ancien, enraciné, mainte fois repris, que l’on entend encore à présent à travers la propagande russe. Nous sommes donc bien des barbares pour la propagande russe. Dans le même ordre d’idée, le fantasme du « rouleau compresseur russe » fait à chaque fois long feu, car les problèmes structurels de l’armée russe, son manque d’organisation et ses dysfonctionnements en terme de commandement altèrent considérablement sa capacité guerrière, ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Cependant, l’arme nucléaire s’invite régulièrement dans les discours de Vladimir Poutine et sert d’odieux fond de commerce à la propagande officielle, remarquablement irresponsable.
Le jugement lucide de Soljenitsine
Comme en contre-champ, les Russes apparaissent aussi comme nos barbares: situés à la marge de l’Europe (ce que veut dire Ukraïna, « marge »), la Russie apparaît régulièrement comme une entité menaçante car impérialiste, à la fois pleine de mépris pour la culturel européenne et fascinée par elle. De fait, le rêve d’empire continue à agiter le pouvoir russe comme une sorte d’obsession, une condition sine qua non de sa grandeur. Comme si la Guerre froide restait la référence indépassable pour le président russe, qui a lui aussi besoin d’ennemis pour exister. Il faut pourtant citer Alexandre Soljenitsine, que l’on peut difficilement taxer de patriote mou, sur l’avenir de la Russie, car son jugement prend une acuité particulière en cette période sombre de guerre:
« Nous n’avons pas de forces à consacrer à l’Empire ! Et nous n’avons pas besoin de lui : que ce fardeau glisse donc sur nos épaules ! Il use notre moelle, il nous suce et précipite notre perte. Je vois avec angoisse que la conscience nationale russe en train de s’éveiller est, pour une large part, tout à fait incapable de se libérer du mode de pensée d’une puissance de grande étendue, d’échapper aux fumées enivrantes qui montent d’un empire. […] C’est là un gauchissement extrêmement pernicieux de notre conscience nationale ».
Et plus loin:
« Il faut choisir clair et net : entre l’empire, qui est avant tout notre propre perte, et le salut spirituel et corporel de notre peuple. […] Conserver un grand empire signifie conduire notre peuple à la mort. À quoi sert cet alliage hétéroclite ? À faire perdre aux Russes leur identité irremplaçable ? Nous ne devons pas chercher à nous étendre large, mais à conserver clair notre esprit national dans le territoire qui nous restera ».
Ce texte est tiré de Comment réaménager notre Russie, publié en 1990 chez Fayard et également cité ici.
Le « maître du Kremlin » ferait bien de méditer ces phrases. Mais comme le dit Michel Foucher, la guerre entre l’Ukraine et la Russie est « un duel à mort ». Dans ces conditions, la raison n’a que peu à voir. Malheureusement.