A l’occasion du Salon de l’agriculture, nous publions un extrait du livre de Hervé Juvin, La grande séparation, Gallimard, 2014. Une critique féroce de nos systèmes agricoles. Car ne soyons pas dupés par la jolie Bella de la Tarentaise qui offre ses cornes pour jouer de la lyre. Au Salon, les bêtes sont décornées, déformées par les hormones et les biotechnologies. Les industriels sont partout. Et la grande captation, le grand rapt sur les terres et le vivant continue sans que personne ose s’en alarmer.
« Depuis l’année 1988 où le droit américain des brevets l’a reconnu, la brevetabilité du vivant réalise un hold-up sur la nature. Elle équivaut à une expulsion, pas symbolique mais réelle, des paysans de la nature. Elle joue pour eux la répétition du mouvement des enclosures ; séparés de la nature, ils le sont par l’obligation sans cesse plus rigoureuse du recours à l’industrie chimique et semencière, au point que la plupart des exploitants agricoles ont été réduits au rang d’esclaves de l’industrie, victimes invisibles de cancers, d’empoisonnements divers, exposés au suicide (le taux de suicide le plus élevé par profession, en France) et plus encore à la misère morale de ceux qui ont perdu leur mission.
La reproduction par l’industrie de tous les mécanismes de la nature, puis la substitution de produits et services industriels aux services gratuits de la nature, est un trait déterminant du futur. Elle est le fourrier invisible de l’urbanisation forcée (contre laquelle l’Inde, la Chine et d’autres encore commencent à réagir). Un point de vue naïf veut que des progrès significatifs, par exemple, les semences OGM, aient malencontreusement des conséquences regrettables, comme la mort des abeilles et des insectes pollinisateurs. Il faut lui substituer le point de vue cynique ; chaque fois que les gratuités de la nature disparaissent, l’industrie prend leur place, ce qui signifie que l’industrie organise la disparition de la nature pour le profit privé des sociétés du vivant et de leurs actionnaires. Le jour où plus aucun animal, plus aucun arbre, plus aucune plante ne pourront se reproduire naturellement, quelle victoire pour l’industrie du vivant ! A titre d’exemples, les engrais et les pesticides ont éliminé environ 90% de l’activité microbiologique des sols, et il n’existe plus de chaire de microbiologie en France ! La privatisation du vivant, qui élimine du catalogue autorisé des semences toutes les plantes qui poussent sans pesticides et engrais est un exemple de la prédation économique.
Les OGM sont la technique la plus efficace de dépossession des paysans de leur terre comme la redevance pour semence de ferme que tous ceux qui réutilisent les semences de leurs plants doivent payer à l’industrie semencière, pour que rien du vivant ne demeure gratuit… Les brevets sur le vivant, les redevances aux semenciers, la capture de la vie par l’industrie, de la reproduction par le laboratoire, sont une fabrique d’expulsion plus violente que toutes les formes antérieures d’invasion et de colonisation. Les péages font les expulsions que les huissiers ne font plus, le crédit bancaire ou le microcrédit usuraire s’en chargent très bien à leur place. En décidant que le problème des paysans pauvres n’était pas la terre, mais l’argent, en permettant aux industriels latifundiaires de détenir la quasi-totalité des meilleures terres, tout en assurant aux paysans qui renoncent à exploiter leur lopin une allocation de subsistance, le gouvernement brésilien de Lula, à partir de 2006, s’est attiré l’intérêt puis la faveur des organisations internationales et le soutien des banques. Remplacer la terre par l’argent est une avancée notable du libéralisme, c’est la conséquence d’un incroyable constat – dans le monde, la majorité des mal-nourris et des plus pauvres sont des paysans sur leur terre, c’est aussi une rupture exemplaire -, la poursuite de la mise hors-sol de la population humaine. Lagos et ses 8 millions d’habitants, Kinshasa et ses 9 millions d’habitants sont des excroissances monstrueuses de l’expulsion des villageois. Quel besoin ont-ils d’être d’ici ou de là-bas, puisqu’ils touchent une indemnité ? Être né quelque part ? Il y a des indemnités pour cela ! Qu’en sera-t-il demain, qu’en est-il aujourd’hui des millions de paysans sud-américains, africains ou du Sud-Est asiatique, que la pression du développement des cultures soumet au même endettement ? Et qu’en sera-t-il de tous ceux qui voient disparaître la forêt, les champs et les villages, au nom de cultures industrielles dont les produits leur échappent, quand les palmiers à huile et le colza, quand le maïs ou le jatropha auront épuisé leurs terres, quand les arrosages auront vidé les aquifères et quand le capital rentabilisé, l’exploitation arrivée à terme avec le bail de l’investisseur, leur restera le désert, une terre morte et des ressources pillées ?
La violence est cachée. Elle se révèle par échappées. Toute visite dans les drôles d’États qui, en Asie centrale ont succédé à l’URSS et subi l’intrusion de l’hyperpuissance américaine, pour le commerce, les pipe-lines, les bases militaires, ou les centres d’interrogatoire, est l’occasion de vérifier l’affirmation de René Cagnat : « Si les États-Unis se décident à prendre leurs distances, ce sera après avoir concocté dans la marmite centre asiatique, par des années de maladresse de d’inconscience, un cocktail explosif fait de terrorisme islamique, de trafic de drogue et de haine contre l’Occident » (La rumeur des steppes, Payot, 2012) La visite des élevages de crevettes de Madagascar, au-dessus de Majunga, en est une autre occasion. Technique remarquable, normes au-dessus des meilleures normes européennes, exploitation rigoureuse et conditions de travail exemplaires, dans un pays où les entrepreneurs chinois ont la réputation de renouveler l’esclavage… L’entreprise n’y est pour rien si la qualité de ses produits se paie. Elle n’y est pour rien si les distributeurs ne veulent pas dévaluer un produit coûteux, exigeant et exigé des meilleures tables du monde, de sorte qu’aucune crevette d’élevage n’est vendue à Madagascar, disponible dans aucun restaurant de la Grande Ile !
La mise hors-sol de l’industrie et de la ferme, l’expulsion, est l’effet de l’extension du marché du travail humain d’une part, à la terre et aux ressources naturelles de l’autre. Ses effets rappellent irrésistiblement les grandes invasions de jadis, et le remplacement des populations. Colonisation des terres et des ressources au nom de la course universelle au rendement le plus élevé du capital et du principe juridique d’efficacité, tout est légitime qui fait progresser les dividendes ! Les colons louent à baux emphytéotiques, ils achètent s’ils le peuvent, parfois même à bon prix ; la question n’est pas celle du prix, elle est celle du droit des indigènes à refuser que des colons réalisent par l’argent, le contrat et le droit, ce que d’autres autrefois réalisaient par la force, les tirailleurs et la chicotte. Et la question n’est pas celle, provinciale, de la défense de l’Europe, ou de la France ; la question est celle de la diversité humaine et sociale que le marché mondial des hommes et des terres balaie irrésistiblement par la dépossession, le désétablissement et la désappartenance. Ce n’est pas la terre qui meurt ; ce sont les hommes qui meurent sans terre. »
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Lire aussi notre rencontre avec Olivier De Schutter ici
Et un article sur l’élevage et ses turpitudes : Pitié pour les vaches
Hervé Juvin, La grande séparation. Pour une écologie des civilisations, Gallimard, Le Débat, 2014, 388 p., 22,50€
Dans ce troisième volet d’une trilogie entamée il y a bientôt dix ans, le journaliste Hervé Juvin se jette dans un grand débat d’actualité. L’occasion de savoir quels sont les échos des travaux de géographie et géopolitique dans la pensée médiatique. La pensée d’Hervé Juin vagabonde le temps d’un footing à Guéméné où naît « un espoir immense : en finir avec l’histoire, avec la géographie, et avec toutes les chaînes de l’être –ici, de l’être-là, de l’être déterminé ». Ça tombe bien, parce que la géographie nous paraît de plus en plus prégnante, compliquée avec des ouvertures (nombreuses) et des fermetures (longuement évoquées dans l’ouvrage d’ailleurs). Donc, l’idée d’en finir, il faut analyser…
Revoilà depuis la Bretagne (ne l’oublions pas, nous sommes en footing) l’implosion des nations, l’avenir « qui sera régional, local » (avec un point d’interrogation de bon aloi), la place des Etats-Unis (encombrants alliés toujours perdants sur les théâtres de guerre depuis le Viêtnam), « l’actualité ethnique » (sic) et les craintes américaines sur « l’Eurabie », etc. Ça décoiffe, ça zappe d’un continent à l’autre, on passe de la course sur route Alençon-Médavy à Shanghai. Juvin excelle à parler du déracinement, de l’agression de la modernité, de la destruction des cultures par les migrations forcées, de cette culture du « rien » dont parlent les riches, de la pauvreté des statistiques pour parler d’un pays, de ces « agressions » d’Obama au Caire ou de Cameron à Jakarta contre l’Islam… La grande séparation dont il est question ici serait de sortir de l’histoire, de sortir de la nature.
Mais si notre rêve de la société de la connaissance se fracasse sur la transmission, ce qui condamnerait « sans appel notre civilisation », alors il va falloir réagir face à cette « démocratie sans terre ». Rechercher d’où vient cette stratégie de l’épuisement : est-ce le développement à la Truman luttant contre les communistes et voulant donner raison à ceux qui préféraient le système capitaliste au nom du « doux commerce » à la Montesquieu ? Est-ce l’Etat garant des droits illimités des individus qui s’invite jusque « dans le lit », les écoles, les assiettes, les salles de bain (halte à la consommation de l’eau) jusqu’à faire imaginer à Juvin que « l’individuation est une technique du pouvoir d’Etat ».
La grande séparation est un livre terrible par son constat : les êtres humains s’échangent sur des marchés indignes (adoption de pauvres par les riches), fabriquent de l’expulsion, sont interdits d’identité. Nous sommes passés de la peur des autres à la haine de soi. Quelles nouvelles formes politiques sont-elles en train de naître ? « Nous vivons 1492 à l’envers. Ce n’est pas la découverte du Nouveau monde, c’est la perte du monde de la paix, de la confiance, de la sûreté ». Nous sommes en route vers l’anomie, la société de l’obéissance dont l’autre nom est une société sans morale, où la question de faire le bien ne se pose plus, sinon de faire tout ce qui est possible. La notion d’espace public libre d’accès et gratuit est de plus en plus menacée (D. Mangin).
On en dévoilera pas plus, mais pour ceux qui ne se contentent pas de la fatalité de l’histoire, qui tentent de comprendre pourquoi le Monde est mis devant de terribles défis, Juvin pose les bases d’une écologie des civilisations qui nous aide à veiller au grain de notre humanité.